À quel point le souvenir et l’intensité d’un premier visionnage peuvent-ils altérer ou définir durablement un avis sur un film ? Découvert à l’adolescence, dans une copie DVD relativement médiocre, Requiem for a Dream avait été un choc foudroyant. Il a laissé chez nous une trace indélébile, que la suite de la carrière tantôt décevante (The Whale, Noé, The Fountain), tantôt impressionnante (Mother !, Black Swan, The Wrestler) de Darren Aronofsky n’a jamais pu remettre en cause.

Requiem for a Dream © 2000 Lionsgate Studios Inc© 2000 Lionsgate Studios Inc
Deuxième long-métrage du cinéaste, il s’agit de l’adaptation d’un roman homonyme d’Hubert Selby Jr (qui officie également en tant que coscénariste) publié en 1978 sous le titre français Retour à Brooklyn, qu’il avait lu lorsqu’il était étudiant. En 1991, il transposait déjà l’univers de Selby dans son court-métrage Fortune Cookie tiré d’une nouvelle de Chanson de la neige silencieuse. Ainsi, à cette période, il commence à tisser une relation amicale avec l’écrivain. Le jeune réalisateur passe au long en 1998 et se révèle au monde avec Pi, financé par des dons d’amis et de sa famille, produit via sa propre structure, Protozoa Pictures à hauteur modeste de 60 000 dollars. Ce coup d’essai en noir et blanc rappelle par aspects à Eraserhead de David Lynch. Bruyant et rugueux, fascinant et lassant, il dévoile un talent qui ne demande qu’à avoir les moyens de son accomplissement.

Requiem for a Dream © 2000 Lionsgate Studios Inc
Sur Requiem for a Dream, il continue d’évoluer avec sa « garde rapprochée », Matthew Libatique (directeur de la photographie) et Clint Mansell (compositeur) ou encore dans un petit rôle Sean Gullette (l’acteur principal de Pi). Il s’exerce toujours sur le circuit indépendant mais il peut désormais tourner avec un budget plus confortable, estimé à 4,5 millions de dollars. Il invite dans son univers un visage culte des années 70, celui d’Ellen Burstyn vu chez Martin Scorsese (Alice n’est plus ici), William Friedkin (L’Exorciste) et Peter Bogdanovich (La Dernière séance). Premier choix du réalisateur, l’actrice partage l’affiche avec Jared Leto (Tobey Maguire, Giovanni Ribisi et Joaquin Phoenix ont été initialement envisagés), Jennifer Connelly (Neve Campbell aurait au préalable refusée) et Marlon Wayans (en pleine explosion avec Scary Movie qui sort la même année). Le film est projeté pour la première fois en mai 2000, lors de la 53ème édition du festival de Cannes (Hors Compétition). D’autres présentations événements suivront jusqu’à sa sortie sur les écrans américains à l’automne puis quelques mois plus tard, en mars 2001, en France. À la lueur de sa postérité, rappelons qu’il ne fut qu’un succès modeste pour ne pas dire modéré lors de son exploitation initiale, et que l’accueil globalement positif n’empêcha pas quelques voix dissonantes. Vingt-cinq ans plus tard, il est devenu un objet pop culturel incontournable, dont l’aura et l’influence dépassent le seul cadre du cinéma. À l’occasion de l’anniversaire de son premier quart de siècle, il a fait l’objet d’une restauration en 4K. Ce travail trouve sa conclusion avec, simultanément, une reprise en salles et une nouvelle édition vidéo. Un coffret collector Blu-Ray et Ultra HD proposé par BubbelPop’, qui nous donne l’occasion d’autopsier un long-métrage à part.

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Sara Goldfarb (Ellen Burstyn) vit seule à Coney Island. Mère juive, veuve et fantasque, elle vit dans l’espoir obsessionnel d’être un jour invitée sur le plateau de son émission de télévision préférée. C’est dans cette perspective qu’elle suit un régime draconien, afin d’entrer dans la robe qu’elle portera, lorsque le grand soir sera venu. Son fils Harry (Jared Leto) est en proie à une dépendance à la drogue. Avec sa petite amie Marianne (Jennifer Connelly) et son copain Tyrone (Marlon Wayans), ils noient leur quotidien dans des paradis artificiels. En quête d’une vie meilleure, le quatuor est entraîné dans une spirale infernale qui les enfonce, toujours un peu plus, dans l’angoisse et l’auto-destruction…

Requiem for a Dream © 2000 Lionsgate Studios Inc © 2000 Lionsgate Studios Inc
Dès le générique d’ouverture, les images d’une émission télévisée et des codes visuels venus du petit écran parasitent l’affichage des crédits. Darren Aronofsky impose directement à son spectateur un soupçon de laideur et de vulgarité. Il le plonge dans un show aux airs de publicité agressive et racoleuse, pour le confronter à l’un des maux qu’il s’apprête à scruter sans prendre de gants. En une fraction de seconde, le poste de télévision s’éteint, débranché par Harry qui tente de voler l’objet à sa mère Sara, afin de s’acheter de la drogue. L’action se dédouble au moyen d’un split-screen, les deux personnages sont intronisés dans le conflit et la tension, déjà proche du point de rupture. Le titre, Requiem for a Dream, apparaît avec une dimension péremptoire qui va pourtant temporairement faire descendre la pression.

Requiem for a Dream © 2000 Lionsgate Studios Inc
Le cinéaste reprend à son compte une esthétique post-Larry Clarke suivant partiellement le mouvement d’un certain cinéma indépendant américain des années 90, avec un soupçon d’inspiration se rattachant au Nouvel Hollywood (notamment dans son rapport au montage). À moins que ce dernier point ne soit l’héritage d’Hubert Selby Jr, lequel écrivit le roman en fin de décennie 70. Surtout, contrairement aux idées reçues, du début à la fin, Darren Aronofsky opte pour une approche beaucoup plus factuelle que sensationnelle. Ses effets de style prétendument tape-à-l’œil ou chocs, tendent moins à épater l’audience qu’à développer un langage visuel traduisant graphiquement les mots de Selby. Le réalisateur n’entrevoit possible l’adaptation de son modèle que par la création d’une forme intense restituant l’impact et l’inspiration que le livre lui a procuré. On pourrait arguer que jusqu’à The Wrestler (qui marquera une évolution notable dans le rapport de sa caméra au protagoniste), il va systématiquement s’attacher à trouver le vocabulaire filmique adéquat pour traduire les réalités qu’il dépeint, les transformer en expériences physiques et sensorielles, avec plus ou moins de réussite, mais de fait avec une évidente cohérence. Sa mise en scène cherche le moyen de se connecter à des anti-héros envers lesquels nous ressentons une distance naturelle qu’elle tente de réduire ou abolir. En ce sens, Requiem for a Dream est à l’origine d’un malentendu ou d’une confusion, Aronofsky est moins un formaliste qu’un littéraire viscéral qui se dévoue pour la manière qu’il manipule et aborde frontalement.

Requiem for a Dream © 2000 Lionsgate Studios Inc
Descente aux enfers sans rédemption possible, le film observe des individualités aux rêves façonnés par une société consumériste dont ils sont les cobayes suppliciés. Sans avenir, leurs dépendances les entretiennent dans l’illusion d’un quotidien meilleur, tandis qu’ils perdent complètement pied quant à leur ancrage dans le réel. Dans ces montagnes russes émotionnelles, le cinéaste mêle crudité des images et lyrisme, violence et indicible beauté, entre paradis artificiels et tragédie sans retour. La chute lente, mais bien palpable, s’accentue au fil des saisons. Pour autant, Darren Aronofsky ne fige jamais sa forme dans un dispositif et part en quête d’échappatoire et d’alternatives, au moyen de ruptures stylistiques ou de parenthèses heureuses. On pense à ce split-screen romantique entre Harry et Marianne, servant moins à dédoubler l’action qu’à décupler les sensations et étirer un bonheur aux aspirations d’éternité. À l’extrême opposé, lorsque le show télé s’invite dans la maison de Sara, c’est un imaginaire horrifique nous rappelant à Videodrome qui infiltre l’écran, le même qui sur d’autres tonalités fera la force de Black Swan ou de Mother !. Le réalisateur n’a pas peur de citer Stanley Kubrick ou Andreï Tarkovski dans ses travellings circulaires léchés, articulés autour de ses personnages, dans un geste paradoxalement intuitif. Il sait aussi épurer sa grammaire, lorsqu’il laisse se dévoiler une forme d’empathie chez Harry, témoin impuissant de la dégénérescence de sa mère. Pour autant, aussi doué soit-il, faire d’Aronofsky le seul architecte de cette flamboyante réussite serait un peu court.

Requiem For A Dream © 2000 Lionsgate Studios Inc
Requiem for a Dream est le fruit de symbiose et de fusions : entre un quatuor d’acteurs (et ce en dépit de l’attache que l’on peut porter à certains, oui nous pensons à Jared Leto, ici supportable) et des personnages, entre un écrivain et un cinéaste, entre des images et des sons. Il apparaît impossible d’aller plus loin sans dire quelques mots de sa bande-originale composée par Clint Mansell et interprétée par le Kronos Quartet, devenue dans la postérité une part indissociable de son identité. Sa manière de faire corps avec les plans et les situations épouse moins une logique illustrative qu’une démarche résolument organique. Mansell est avec Aronofsky et Selby le troisième auteur du long-métrage. Le score et le sound design poussent dans ses retranchements l’approche du metteur en scène, ils parachèvent un projet : l’élaboration d’un langage cinématographique affranchi de la barrière linguistique. En ce sens, l’œuvre est émotionnellement et narrativement intelligible sans ses dialogues à force d’user des moyens à sa disposition pour s’émanciper des normes et trouver sa vérité. Inconsciemment, Darren Aronofsky poursuit un dessein qui est moins celui de la tendance ou de l’instantané que de l’universalité et de la postérité. La sidération et le traumatisme du premier visionnage ne sont qu’un effet parmi d’autres, la recouverte tend à démultiplier ses perspectives et finalités. C’est aussi à ce prix que le film perdure, fascine, passionne, dérange… Son foisonnement de chaque seconde s’accorde avec une orchestration rigoureuse, qui rend l’expérience aussi éprouvante que bouleversante, ne laissant aucune place pour les réactions tièdes. La nôtre est en tous points extatique.
Il convient de souligner le fabuleux travail de restauration. Pour faire très simple, nous n’avions jamais vu Requiem for a Dream dans d’aussi belles conditions. La photographie de Matthew Libatique est à la fois respectée et remise au goût du jour, sans être dénaturée, l’image retrouve son intensité sans perdre en cachet et authenticité. La très belle édition concoctée par BubbelPop’ s’accompagne de nombreux suppléments. Elle contient un making-of d’époque dans lequel Darren Aronofsky évoque une « sorte de fable urbaine moderne » au sujet de son long-métrage. On retrouve aussi plusieurs scènes coupées, qui permettent de découvrir des expérimentations visuelles qui n’ont pas été conservées (notamment ce split-screen divisant l’écran en six). Le disque intègre également de nombreux bonus inédits. Les critiques Gérard Delorme et Caroline Vié, reviennent chacun sur leur rapport au film (« un choc tellurique » selon la journaliste de 20 Minutes). Cerise sur le gâteau, sont proposés deux beaux entretiens, l’un avec Ellen Burstyn, l’autre avec Clint Mansell. L’actrice confie avoir voulu refuser le rôle après avoir lu le scénario qu’elle jugeait trop déprimant, avant de se raviser lorsqu’elle a vu Pi. Le compositeur revient quant à lui sur son parcours et sa rencontre décisive avec le metteur en scène, lui qui n’avait jamais travaillé sur une bande-originale avant qu’ils ne collaborent ensemble. Il évoque le déclic qui a changé le rôle et l’usage de la musique sur Requiem for a Dream, ainsi que les mots d’Aronofsky qui ont stimulé son inspiration : « un film de monstre ». Cet échange permet de revivre, par le souvenir, le processus créatif qui a fait de ce score une œuvre à part entière et inoubliable. Une édition de grande qualité au service d’une réalisation majeure et magistrale.
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