Thibault Emin – « Else »

Découvert à L’Etrange Festival 2024 au Forum des Images à Paris, Else, premier long métrage du cinéaste français Thibault Emin, détient cette capacité immerger dans un monde qui se construit et se métamorphose au gré du regard, telle un rêverie plongeant peu à peu dans l’insondable du cauchemar : de cette œuvre organique, immersive et puissamment philo-mélancolique, se tisse ce que l’on pourrait définir par « La fusion des êtres dans le décor comme métamorphose de la solitude ».

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Tiré de son court métrage réalisé en 2007, Else invente un futur proche aux prémisses de l’apocalypse, où Anx (Matthieu Sampeur) et Cassandre (Edith Proust, de la Comédie Française) viennent tout juste de se rencontrer, et leur complicité espiègle et délirante de se transformer en amour. Portés par l’ivresse de leurs sentiments naissants, ils s’aiment et se chamaillent dans l’appartement d’Anx, dont la chambre, splendide décor géométrique et chromatique, convoque la sensation d’un refuge onirique, à l’abri de l’inquiétante noirceur du monde extérieur : car dehors, un mystérieux virus se propage par le simple regard, condamnant les êtres à se fondre dans l’inanimé. Aux emboîtements ludiques de la chambre de Anx, dont les étagères violettes sculptées dans le mur arborent une collection de bibelots multicolores, rappelant le orange luisant du lampadaire aux trois globes ivoires, ou le rose ou le vert vitrés de portes de placard en mosaïque, répondent les hurlements désespérés d’un clochard que Anx aperçoit depuis sa fenêtre, silhouette sombre et sans visage immobile sur une route humide gravé par les signaux fluorescents des passages piétons, tel un épouvantail détruit, englué dans le bitume, éclairé par une lueur orange et poisseuse de lampadaire dans le désert sordide de la ville nocturne au silence fracassé des hululements de chiens errants, des amoncellements de détritus et un bâtiment désaffecté aux vitres verdâtres brisées gisant derrière lui.

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Else s’ouvre à la manière d’une comédie sentimentale autour du jeune couple en devenir, où vivre paraît si proche du jeu, et où l’espace-temps se cloisonne d’angles et de courbes définies ; pour pour peu à peu emprunter des chemins sombres et torturés, dont les limites soudainement s’effondrent et s’engloutissent, se fondent et se confondent dans une genèse abolissant le temps et la mémoire. Le film épouse une esthétique et une narration qui subissent la métamorphose à mesure que l’épidémie s’étend, comme une lente et funèbre mutation dont les racines envahissent le monde et l’image. L’image aux teintes vives et à la palette flamboyante se substitue à un chromatisme sombre et pluvieux, parfois proche de Blade Runner,  comme si la maladie imprégnait insidieusement l’atmosphère, altérant le monde en une chimère obscure et impénétrable, un abîme profond de désespoir et de silence inébranlable. Grâce à un imaginaire peuplé de monstres et de néants, habité de silhouettes errantes, de grondements sourds et de douleur stridente, le film convoque un voyage infini dans les méandres de l’opacité et les galeries du vivant ; chemin au cœur qui palpite et aux poumons qui gonflent et qui s’aspirent, jusqu’à engloutir les repères dimensionnels et réels, jusqu’à ce que l’infiniment petit devienne l’infiniment grand.

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Chez Thibault Emin, la nature du virus épidémique transcende la dimension apocalyptique et la notion de survie de l’espèce humaine : Else illustre l’amalgame de l’animé à l’inerte afin d’explorer la douleur et sa représentation ; l’esthétique fusionnelle de la rencontre entre la chair et le matériau ; et la transformation dans son aspect à la fois narratif et esthétique, mais aussi extra-diégétique dans la métamorphose du film même, qui se déploie comme une immersion dans plusieurs films-mondes successifs. Le regard éprouve la transfiguration, à la fois fictivement, au regard du récit ; et artistiquement, au regard de Else en tant qu’œuvre polymorphe et submersive. Thibault Emin crée le décor vivant d’une solitude existentielle, où les images se confondent et s’enlacent, et où l’œil se fait vecteur d’immortalité.

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A propos de Eléonore VIGIER

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