Entretien avec Jan Schomburg et Maria Shrader, réalisateur et actrice de « Lena »

A l’occasion de la sortie de Lena, le réalisateur Jan Schomburg et son actrice Maria Shrader ont bien voulu nous accorder un entretien, lors de leur passage à Paris début juillet.

Jan, j’ai lu que vous vous étiez inspiré pour ce film d’une émission de radio fascinante dans laquelle une femme revenait sur son amnésie de manière très détaillée. Quelles ont été vos autres sources d’inspiration ?

Jan Schomburg : D’abord, je crois que l’amnésie est un sujet très cinématographique. Mais j’ai été aussi profondément touché par le témoignage d’un Américain : dans son livre, cet homme parle de son propre cas. Il raconte qu’il perd conscience alors qu’il se trouve dans un Starbucks. L’ambulance arrive, et alors qu’il est amené à l’hôpital, il peut sentir que sa mémoire s’efface progressivement !

Maria Shrader : Il écrit qu’il sent même les mots lui échapper. Une fois à l’hôpital, il voit arriver un homme en blouse blanche. Il sait qu’il est face à un médecin mais le mot de « médecin » ne lui revient pas.

JS : Plus tard, on lui dit que sa femme est en route pour l’hôpital, or il avait oublié qu’il était marié. Il se demande alors à quoi sa femme peut ressembler et quand elle arrive, il est soulagé de voir qu’elle lui plaît toujours ! Une fois de retour chez lui, ses réactions surprennent ses enfants qui le trouvent trop laxiste : l’un d’entre eux lui dit qu’autrefois, il était beaucoup plus strict. Voilà ce que j’ai trouvé intéressant autour de ce sujet : à travers un récit comme celui-ci, on se rend compte à quel point l’identité est construite par le monde qui nous entoure.

Les dix premières minutes du film, d’une grande intensité, nous donnent l’impression que nous sommes face à un drame. Et puis, le film évolue vers quelque chose de plus complexe, de plus équivoque et du coup, il semble difficile d’assigner un genre à Lena. Envisagez-vous votre film comme un drame ou comme une comédie ?

JS : Le film se transforme : il débute en effet comme un drame et évolue vers quelque chose de plus complexe, comme vous dites, de plus drôle aussi. Personnellement, j’adore regarder des films qui contiennent plusieurs strates. Et puis, à certains moments du film, c’est au spectateur de décider s’il s’agit d’une scène tragique ou d’une scène comique. J’aime quand ce genre de choses arrive dans un film et je pense que c’est un vrai défi pour le spectateur de passer du drame à la comédie au sein du même film. Cela explique aussi le choix d’un tel générique au début du film : il comporte une chanson vraiment cool qui est censée mettre la puce à l’oreille du spectateur et lui indiquer qu’il ne va pas rester assis à regarder un film tragique pendant 1h30.

MS : Au départ, il s’agit aussi d’un vrai drame pour Lena, elle sent que quelque chose d’énorme est en train d’arriver et pourtant, elle ne sait pas encore de quoi il s’agit. Plus tard, les patients entrent dans un état que les médecins appellent la belle indifférence[1] et se referment sur eux-mêmes. L’intention de Jan n’était pas de montrer le côté clinique de l’amnésie mais aussi de l’envisager comme une chance pour la personne à qui cela arrive : alors que l’on est à mi-parcours, on vous offre l’opportunité de recommencer, de briser la routine. Et c’est pourquoi il s’agit d’un drame mais aussi d’un événement inattendu qui vous procure la possibilité de faire des choses pour la première fois, alors même qu’on est adulte.

@ RealFiction

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Lena a vécu un traumatisme et en cela, elle devrait susciter la pitié du spectateur. On s’attendrait aussi à ce qu’elle soit reconnaissante vis-à-vis des attentions de son mari ou de son entourage, mais ce n’est pas le cas. Sa froideur et sa stupeur ne provoquent pas l’empathie du spectateur. Etait-ce intentionnel ?

JS : Bien sûr, c’était intentionnel. Cela ne m’intéressait pas de montrer une victime. Et puis, cela s’explique aussi scientifiquement : l’absence d’empathie est un des effets de la maladie. C’est un peu comme pour Alzheimer, la vraie tragédie est vécue par l’entourage du malade.

MS : Oui mais nous avons tellement l’habitude de regarder des films qui mettent en scène des personnages à qui nous nous identifions. Ici, c’est très différent : Lena perd la capacité de ressentir de l’empathie pour qui que ce soit. Nous en avons beaucoup parlé pendant le tournage. S’il s’était agi d’un film plus grand-public, je pense que c’est le mari de Lena qui aurait été le personnage principal. Or ici, nous avons mis au cœur du film un personnage qui est comme un phénomène, un miroir ou un point d’interrogation, un personnage qui vous fait réfléchir.

Maria, comment avez-vous travaillé l’étrangeté de votre personnage ? Lena va parfois jusqu’à faire peur, jusqu’à créer un sentiment de malaise chez le spectateur.

MS : Je me suis remise entre les mains de Jan, (à Jan) ce qui est un beau compliment (rires). Mais c’est vraiment difficile à expliquer. Au début, on est un peu effrayé par ce personnage parce que ce qui lui arrive est colossal, cela va au-delà de notre expérience. J’étais curieuse de faire des recherches, de lire et de savoir si tout cela était possible, si cela restait réaliste, et je me suis rendue compte que nous étions dans le vrai. Toutes ces histoires d’amnésie… nous avons parlé à des spécialistes, nous avons eu la possibilité de voir plusieurs patients arriver à l’hôpital juste après leur choc, nous les avons interviewés. Ce qu’on apprend, c’est que pour chaque patient, c’est différent. On ne peut pas dire : « voilà une réaction typique, ou une évolution typique ». Dans le cas de Lena, il s’agit d’une amnésie totale et c’est assez rare mais cela arrive. On ne peut pas vraiment l’expliquer. Même les médecins en sont incapables. Donc tout cela m’a donné une grande liberté. Je me suis dit que je n’avais pas à coller à une prétendue authenticité.

JS : J’ai eu le même sentiment au tournage, il y a quelque chose d’inquiétant (« unheimlich ») à propos de ce personnage, et on ne peut pas tellement mettre de mots là-dessus. En tant que spectateur, je dois dire que j’étais un peu perdu : l’actrice Maria joue le rôle de Lena, qui elle-même cherche tellement à ressembler à ce qu’elle était avant son accident qu’elle joue assez mal l’ancienne Lena.

MS : Oui, et d’ailleurs, on peut se demander si c’est moi ou si c’est le personnage qui joue mal (rires). Et est-ce quand le personnage joue mal ses émotions, l’actrice joue bien ? Cela va très loin.

JS : J’aime ces moments où le spectateur en vient à se demander ce que c’est qu’un film, ce que cela veut dire de jouer, ce qu’est une émotion, ce que jouer une émotion veut dire. Et aussi ce qu’on entend par une phrase comme « oh, cela sonne faux ». Je pense que dans ce film, il est beaucoup question de l’authenticité.

MS : Oui, c’est un des mots que les acteurs détestent le plus, au même titre que les réalisateurs.

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Le film commence par la perte de conscience de Lena. Du coup, le spectateur n’a pas accès à ce que le personnage était avant son accident. Vouliez-vous que Lena et le spectateur soient tous deux ignorants de ce passé, comme sur un pied d’égalité ?

JS : Oui, absolument. Je voulais que le spectateur voie à travers les yeux de Lena, qu’il sache exactement ce qu’elle sait, qu’il apprenne à la connaitre par ce biais. Le film comporte des sortes de flashbacks cachés. En général, je n’aime pas tellement les flashbacks mais certains sont insérés dans le film via des vidéos – la vidéo de l’anniversaire de Lena par exemple. J’aime cette façon un peu détournée de raconter quelque chose à propos du personnage.

La plupart des films qui traitent de la perte de mémoire sont des films à suspense, des thrillers ou des tragédies et utilisent des leitmotivs comme la quête d’un passé mystérieux, etc. Mais vous avez fait preuve d’originalité en développant une intrigue finalement très simple. Est-ce que cette simplicité, cette sobriété était une donnée de départ ou le scénario a-t-il beaucoup évolué ?

JS : Le scenario a beaucoup évolué et j’ai aussi trouvé très difficile de m’en tenir à cette simplicité. Souvent, une histoire ne vous laisse pas tellement de manœuvre en termes d’écriture. Mais là, il y avait une infinité de possibilités, de choses à dire, quand on pense par exemple à tous les codes sociaux qu’une personne comme Lena n’a plus à respecter. Ça a été difficile de choisir.

Dans Lena, le suspense ne naît pas tant de l’action que du comportement du personnage. On a beaucoup de soupçons quant à la sincérité de ses réactions et on se demande constamment si elle joue. Etait-ce intentionnel ? Avez-vous souhaité que cette confusion soit aussi une manière de créer du rythme au sein du film, de créer des retournements de situation ?

JS : En fait, au moment où on écrit le script, tout n’est pas complétement conscient ou rationnalisé. Mais quand on a assisté à la première, on s’est rendu compte du genre de film qu’on avait fait : Maria m’a dit qu’elle aimait ce film mais qu’il était en même temps très étrange. Et elle a compris la raison de cette étrangeté : dès que le film vous donne quelque chose, il vous le reprend aussitôt. J’étais assez surpris de découvrir tout ça en regardant le film pour la première fois.

Maria, comment envisagez-vous votre personnage ? Laquelle est la « vraie » Lena d’après vous ? Et de quelle Lena vous sentez-vous la plus proche ?

MS : Pour être honnête, j’aime considérer mon identité de manière non limitative. Evidemment, j’ai beaucoup de chance de pouvoir étendre mes expériences et prolonger mon identité à travers mon métier. Et je ne peux pas considérer ces expériences ou ces personnages que j’incarne comme « moins vrais » que celle que je suis en privé. Je ne pourrais pas dire que la journée passée dans la peau de Lena à l’hôtel est moins réelle que celle passée dans la peau de Maria Shrader.

JS : (à Maria) Ce que je trouve intéressant, c’est que je me rends compte maintenant les deux Lena reflètent également deux facettes de ta personnalité. Tu peux être à la fois très intello, très rationnelle, mais tu peux aussi te comporter comme un enfant, de manière très spontanée, dans ta façon de fixer les gens par exemple (rires).

MS : Pendant le tournage, nous avons aussi beaucoup parlé du fait que ce personnage et ce qu’il vit renvoie au métier d’acteur. Au moment où Lena retrouve son identité originelle, il ne s’agit pas d’un retour en arrière. Il y a toujours des failles mémorielles mais elle s’adapte. C’est peut-être simplement qu’elle s’adapte de mieux en mieux, jusqu’à retrouver un état qu’on pourrait appeler « réel ». C’est à ce moment-là que Tore (le mari de Lena[2]) lui dit : « Plus la distance s’amenuise avec celle que tu prétends être et celle dont je me souviens comme de la vraie Lena, et moins je parviens à savoir qui tu es ». Cela rejoint des questions que je me pose constamment sur mon métier : est-ce que notre manière de regarder un film dépend du fait que l’on sait que c’est un film ? Même question pour une pièce de théâtre. Et si on dit que tout cela est « réel », cela a un sens très fort. Parce qu’on sait tous qu’il s’agit d’un jeu. Et évidemment, tout ça fout les jetons au mari de Lena car nous avons tendance à envisager les émotions d’une manière très restrictive.

Lena ne sait plus du tout qui elle est. Paradoxalement, elle met à nu les comportements humains autour d’elle. Avez-vous souhaité faire de votre personnage l’instrument d’une satire des comportements humains et sociaux ?

JS : J’ai toujours envisagé Lena comme le bouffon du roi : c’est la seule qui est autorisée à dire la vérité autour d’elle. Par exemple, quand elle couche avec un autre homme, son mari lui demande : « Est-ce que tu imagines ce que je ressens après ce que tu viens de faire ? » et elle lui répond qu’elle ne voit pas ce que cela a à voir avec lui. Donc certaines choses qu’elle dit mettent à nu les codes sociaux.

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Le film comporte deux très belles scènes de sexe qui sont très différentes : la première, qui réunit Lena et Roman, a quelque chose d’authentique et d’émouvant alors que la deuxième, entre Lena et son mari, est beaucoup plus théâtrale et semble presque mise en scène par les personnages. Avez-vous souhaité opposer ces deux scènes ?

JS : Oui bien sûr, ces deux scènes contrastent même si, quand on tourne, c’est toujours beaucoup plus flou. On savait que la deuxième scène contiendrait quelque chose de plus onirique. Les deux personnages sont sur le point de se séparer et ils font l’amour. Et à travers cette étreinte, ils deviennent autre chose, ils passent à autre chose. Bizarrement, cela semble maintenant évident que cette scène contient une dimension symbolique et peut se prêter à de multiples interprétations, surtout avec ces corps qui se démultiplient et tous ces personnages qui font l’amour ensemble, personnages qui sont comme autant de facettes de nos personnalités. C’est vraiment une sorte de fantasme sexuel. Mais je n’y ai pas pensé lors du tournage, c’est seulement en salle de montage que j’ai décidé de mélanger les prises et que j’y ai vu un sens symbolique. Quant à la première scène de sexe, c’est bien sûr très différent parce que Lena se comporte en scientifique, dans la façon dont elle regarde le pénis de Roman par exemple. On a l’impression qu’elle voit ça pour la première fois, c’est comme si elle partait à la conquête de l’inconnu.

Maria, à la fin du film, on n’a toujours pas de réelles certitudes quant à la personnalité de Lena. On est un peu comme son mari, qui ne sait pas si la femme qui se trouve en face de lui est la femme qu’il a épousée ou si Lena fait seulement semblant d’être redevenue celle qu’elle était. Qu’en pensez-vous ?

MS : On ne sait pas tellement nous-mêmes qui ce personnage devient. Hier, Jan a dit que la plus grande liberté pour Lena consistait à redevenir ce qu’elle était. Mais… non, je ne sais pas

JS : Pour moi, la question en définitive est la suivante : y-a-t-il une différence entre le fait d’être quelqu’un et le fait de faire semblant d’être quelqu’un ? Et quelle est cette différence ? La différence, c’est surtout celle que remarque celui qui vous regarde, c’est comme en art, si quelqu’un dit d’un objet que c’est de l’art, alors voilà : on lui donne cette étiquette. C’est comme pour Maria. Cela dépend du spectateur. Et la fin du film traite justement de cette question : du fossé qui existe entre ceux qui regardent, de ces écarts de perspectives. Et ce que dit le film, c’est que l’amour remplit d’une certaine manière ce fossé et que ces écarts existent toujours, dans toutes les situations, mais que finalement, cela n’est pas important.

Maria, avez-vous des projets pour la suite ?

MS : Cela fait quelques années déjà que je joue beaucoup au théâtre à Hambourg.

JS : Maria vient aussi de tourner un film. On a écrit le scenario ensemble sur Stefan Zweig et elle vient de finir de le tourner. Et puis, elle vient de tourner dans une série allemande à succès : c’est la première série allemande achetée par la télévision américaine !

MS : En fait, dans mon film, il sera autant question de l’exil que de Stefan Zweig mais je n’ai pas encore de titre définitif[3]. Nous avons tourné le film en cinq langues différentes. C’est une biographie vraiment atypique.

JS : En fait, à l’origine, nous avons même écrit ce scénario par haine du biopic. Souvent le biopic n’est qu’une suite de faits insignifiants, une réduction drastique de la vie d’une personne. Là, ce sera une mosaïque de moments autour de la vie en exil. Ce sera un film très émouvant je pense.

Et vous, Jan ? Avez-vous de nouveaux projets ?

MS : (à Jan) Toi aussi, tu viens de tourner un film.

JS : Oui, j’ai tourné un film pour la télévision, une comédie. Et je travaille maintenant sur deux projets différents. J’écris en ce moment une comédie, qui elle aussi, est née de la haine que j’avais à l’égard des comédies romantiques ! J’aime et je déteste vraiment ce genre cinématographique ! C’est à la fois un genre complètement stupide et en même temps, j’adore regarder des comédies romantiques quand elles sont bien faites. Je pense à Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Preston Sturges, ou plus récemment les frères Farrelly. Et la comédie romantique allemande était jusque-là un moyen d’évoquer des sujets tabous, autour de la sexualité ou du genre. Or récemment, la comédie romantique en Allemagne est redevenue un genre petit-bourgeois et a complètement régressé, c’est comme si on était revenu aux années 50. J’ai du mal à croire que ce genre est devenu beaucoup plus étriqué qu’auparavant et qu’il se contente seulement de divertir désormais.

[1] en français dans le texte

[2] NDLR

[3] En fait, le film devrait sortir sous le titre de Avant L’aurore et sera coproduit par Arte

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