Fuori de Mario Martone : Goliarda Sapienza, beatnik hors du rang
Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2025, Fuori de Mario Martone est bien plus qu’une biographie filmée : c’est un geste cinématographique radical, qui épouse la trajectoire d’une femme littéralement « hors cadre », en révolte contre toutes les assignations – sociales, sexuelles, littéraires. Inspiré de L’Université de Rebibbia, récit d’incarcération de Goliarda Sapienza dans la prison du même nom, le film est à la fois un hommage et un manifeste : une épopée intérieure, mais en creux, dans un monde de femmes anonymes, déclassées, que l’écrivaine enfin reconnue aujourd’hui comme l’une des plus grandes intellectuelles méconnue du XXe siècle, choisit non pas de documenter, mais d’aimer.
© Mario Spada
Littéralement et symboliquement déclassée, rejetée par les cercles éditoriaux pour son œuvre magistrale (L’Art de la joie, longtemps resté inédit), Goliarda se retrouve en prison, parmi celles qu’on relègue au silence – prostituées, toxicomanes, femmes en rupture de ban.
Là où une biographie conventionnelle aurait joué la carte de la réhabilitation sociale, Fuori choisit une voie plus risquée et plus juste : celle de l’écoute de l’autre, celle des femmes anonymes, ignorées par l’Histoire mais vibrantes de vie. En ce sens, le film rejoint les féminismes matérialistes et intersectionnels, en montrant que l’expérience de la domination ne se résume pas à l’exclusion intellectuelle, mais s’enracine dans des rapports de classe, de genre et de violence systémiques.
Dans son corps d’actrice mûre, Valeria Golino incarne avec une intensité fiévreuse une Sapienza farouchement libre, traversée de désirs, de paradoxes, de colère. Comme Burroughs ou Genet, elle fait le choix de la transgression : vol, marginalité, amours illégitimes — non par posture, mais par nécessité existentielle. Cette liberté d’allure, intellectuelle et sensuelle, fait de Sapienza une beatnik italienne — sans la frénésie virile, mais avec une conscience aiguë de l’écart. Son admiration pour les femmes détenues – Barbara (Elodie), Roberta (Matilda De Angelis) – n’est pas condescendante : elle les choisit comme sœurs de combat, compagnonnes de désordre. Et ce désordre devient méthode.
Il y a, dans cette approche, quelque chose du « gai savoir » nietzschéen ou rabelaisien : un refus joyeux de l’ordre moral, une lucidité sauvage sur les systèmes d’oppression, un amour de la parole brute. Fuori rend hommage à cette pensée incarnée, indocile, en refusant toute édulcoration. L’intellectuelle bourgeoise ne s’élève pas « au-dessus » des femmes incarcérées : elle s’éprend d’elles, les écoute, et en fait les véritables héroïnes de sa transformation.
La réussite du film tient aussi à sa structure chorale : à côté de la bouleversante Valeria Golino, incarnant une Goliarda impérieuse et vulnérable, se déploient les figures de Roberta et Barbara, détenues jeunes, fougueuses, parfois brutales, toujours dignes. Leur présence donne au récit une dimension féminine et politique rare dans le cinéma carcéral, généralement dominé par le regard masculin.
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Ces femmes ne sont ni des archétypes de la déchéance ni des « figures de rédemption » : elles sont sujettes, agissantes, et le lien qui les unit à Goliarda est tout sauf paternaliste. Le film s’inscrit ici dans une tradition cinématographique féministe proche de celle de Margarethe von Trotta (Les années de plomb) ou Chantal Akerman (Jeanne Dielman), où le politique surgit dans l’intime, et où l’espace clos devient le théâtre d’une affirmation de soi par le collectif.
Le style de Mario Martone — appuyé par la photographie granuleuse et naturaliste de Paolo Carnera, le montage ample de Jacopo Quadri, et la musique délicate de Valerio Vigliar — épouse la temporalité carcérale : lente, suspendue, rugueuse. Le film ne cherche ni l’effet spectaculaire, ni la sidération esthétique. Il prend au sérieux la parole des femmes : les récits, les confidences, les regards. Dans un monde où l’autorité judiciaire, littéraire, éditoriale reste aux mains des hommes, cette attention constitue un acte éthique autant qu’artistique.
La forme même du film épouse la liberté. Le montage non linéaire fragmente la temporalité : passé, présent, souvenirs et anticipations se chevauchent, sans repères clairs. On ne sait plus si Goliarda est déjà « dehors », ou encore « dedans ». Ce trouble n’est pas un effet de style, mais une traduction formelle du trouble identitaire et politique du personnage. Comme Sapienza, le spectateur est décentré, « déplacé », privé de structure narrative classique. Le récit devient une errance intellectuelle et affective, un
Fuori affirme, sans jamais surligner, que la vraie transgression de Goliarda Sapienza n’est pas d’avoir volé un collier : c’est d’avoir aimé ces femmes marginalisées, de les avoir écoutées, valorisées, et d’avoir refusé de les abandonner une fois dehors. Le titre du film — « dehors » — renvoie ainsi à la frontière entre normalité et déviance, respectabilité et infamie, dedans et dehors du canon littéraire et social.
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Le film met en crise cette frontière : Goliarda ne sort jamais tout à fait de prison, parce que l’extérieur reste dominé par les mêmes logiques patriarcales. Elle devient ainsi une figure féministe subversive, qui choisit l’illégitimité plutôt que la soumission, et dont la parole — trop libre, trop sensuelle, trop complexe — ne trouve toujours pas toute sa place dans le panthéon littéraire officiel.
En rendant hommage à une écrivaine oubliée, en donnant chair à des femmes ni héroïques ni héroïsées, Fuori s’inscrit dans une lignée de cinéma féministe italien contemporain (on pense à L’événement d’Audrey Diwan ou à La Chimère d’Alice Rohrwacher), mais dans une tonalité résolument singulière, à la fois politique et sensible, collective et incarnée.
Martone signe ici son film le plus grave, le plus retenu, et paradoxalement le plus libre. Un film hors des lignes, comme son titre l’indique — et qui, en cela, épouse pleinement le geste féministe de Sapienza elle-même : sortir, écrire, et ne pas rentrer dans l’ordre.
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