Il est (malheureusement?) difficile de parler de cinéma iranien sans détour par la politique. Plus encore lorsque la Palme d’or du Festival de Cannes récompense Un simple Accident de Jafar Panahi. Le film, aussi passionnant soit-il, ne s’est imposé comme le meilleur ni de la compétition officielle ni du réalisateur. La victoire est pourtant sans surprise. Il fallait rendre justice au courage et à la foi inaltérable dans le cinéma d’un homme qui a subi la prison, l’assignation à résidence, l’interdiction de filmer – et l’a allègrement contournée. Sa simple présence à Cannes faisait événement. Il fallait aussi, sans doute, réparer l’affront fait l’an dernier à son compagnon de lutte Mohammad Rasoulof: Les graines du figuier sauvage n’avait récolté qu’un prix bricolé pour la circonstance, comme pour saluer un acte de bravoure en-dehors de toute considération artistique. Un tel choix avait suscité beaucoup d’incompréhension. Dans une édition 2025 où chaque prise de parole, depuis la cérémonie d’ouverture, encourageait l’engagement face à l’effondrement des valeurs démocratiques, récompenser Jafar Panahi était un geste presque nécessaire.
S’il n’a pas la poésie ou la construction complexe d’autres œuvres du réalisateur, Un simple accident n’en reste pas moins film d’une grande force. Il s’ouvre sur le plan signature du cinéma iranien: une famille dans une voiture. Le véhicule heurte un chien. Les dégâts causés par ce “simple accident” mènent le couple dans un garage où un employé, Vahid, croit reconnaître dans le client son ancien tortionnaire. Il le capture dans l’intention de se venger des horreurs subies. Avant cela, il doit cependant s’assurer qu’il s’agit bien de son bourreau: en prison, il avait les yeux bandés. Ne lui restent pour l’identifier qu’une voix et le bruit d’une prothèse sur le sol. Aussi va-t-il capturer l’inconnu dans son estafette et se lancer dans une quête pour retrouver ses anciens co-détenus, susceptibles de confirmer qu’il a bien retrouvé “La Guibole”. Le scénario est d’une simplicité sans détours. Tout se résume à deux questions: qui (qui est cet homme, est-il bien un horrible geôlier) ? Quoi ( que faire de lui? Faut-il céder au désir de vengeance ou se montrer plus digne que les indignes)? Le cadre se resserre autour d’une estafette, scène centrale de l’action, de lieux d’enfouissement ou de réclusion (une tombe creusée dans la terre; un coffre), et de quelques protagonistes.
D’aucuns déplorent cette ligne claire d’un film qui respirerait peu, engoncé dans une réflexion morale trop explicite, voire didactique. Et regrettent l’abandon de la poésie, de la métaphore, du récit enchâssé chers à Panahi. C’est oublier quelques aspects essentiels.
La construction est plus malicieuse qu’elle n’en a l’air. Elle repose sur une sorte de jeu du furet très ludique: un personnage mène à un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que se compose une petite troupe bigarrée. Un garagiste, un intellectuel, une photographe, de futurs mariés interrompus dans une séance de pose: tous ont vécu l’enfer en prison et finissent par s’entasser comiquement dans le van. Ce petit théâtre de la cruauté qu’est le véhicule se videra ensuite pour faire place à l’affrontement final entre deux hommes. Le motif de l’emprisonnement est aussi traité dans un jeu savoureux de poupées gigognes (un coffre dans un coffre).
À partir de la mort inaugurale du chien, seulement matérialisée par un bruit mat, Panahi construit toute sa mise en scène autour de ces deux éléments clefs que sont le hors champ et les sons. Ils donnent une subtile ampleur à un récit faussement minimaliste et à un cadre apparemment étouffant. Un bruit confère à la terrible scène finale une ambiguïté qui ouvre le champ de l’interprétation.
Le refus de la métaphore est un geste politique. Peut-on décemment reprocher à un résistant de ne pas faire de poésie? À une victime de s’adonner à une colère brute? Rasoulof, avec Les graines du figuier sauvage (qui n’est peut-être pas son plus beau film), a devancé Panahi dans cette démarche de dépouillement. Il la justifie ainsi:
“Au départ il s’agissait pour moi d’avoir recours à la métaphore(…)Puis, j’ai eu le sentiment que ce recours au symbole pouvait relever d’une crainte, d’un système d’évitement de la censure et de la répression.”
Après son arrestation, en 2007, il prend conscience “qu’il était temps de ne plus faire de détour” et ajoute: “J’ai changé de ton, de langage cinématographique. Il s’agissait de maitriser cette peur”(1).
La simplicité du film de Panahi est à la fois guerrière et trompeuse. Dans ce pays gangrené par la violence et la corruption (signalée par un gag récurrent savoureux) qu’est l’Iran, le plus “simple accident” convoque un terrible hors champ.
(1)France Culture, “Mohammad Rasoulof, cinéaste:“Je ne veux plus me résoudre au statut de victime”, 12 septembre 2024.
Un simple Accident- Iran, France, Luxembourg.
105 minutes.
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