« Nous voulions que l’événement ait lieu en hiver, dans une ville tranquille », précise Dmitry Grinchenko, directeur exécutif du Winter International Arts Festival de Sotchi, qui a célébré du 14 au 24 février sa 12e édition. Cette ville thermale au climat tempéré, campée sur les rives de la Mer Noire et adossée aux pistes skiables caucasiennes qui ont fait d’elle une ville Olympique, a en effet l’avantage d’être paisible tout en étant à la confluence de différentes cultures. Elle n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de la frontière géorgienne, à environ 450km à vol d’oiseau du port ukrainien de Marioupol au nord (ce qui est peu à l’échelle russe – pensez que Moscou est à deux heures et demie en avion), à moins de 300km des côtes turques au sud et face à elle, à l’ouest, à moins de 500km par la mer, se trouve la péninsule de Crimée où siègent les villes de Sébastopol et Yalta.

La scène du Théâtre d’hiver de Sotchi

Le site principal du festival, le monumental Théâtre d’hiver construit en l’honneur de Staline, entouré de palmiers, reflète cet étonnant mélange qui éclate en musique dans ses murs tous les mois de février depuis 2007, sous la houlette bienveillante de l’altiste et chef d’orchestre Iouri Bachmet, directeur artistique de l’événement, dont le nom, inscrit sur les affiches et le catalogue en lettres bien plus grandes que celui du festival, est devenu son enseigne. L’énergie particulière du musicien, généreuse, pétillante de vivacité, se reflète nettement dans le programme des festivités, ainsi que le cosmopolitisme de sa carrière (avec l’Orchestre Novaya Rossiya ou l’ensemble les Solistes de Moscou fondé par lui, et d’autres prestigieuses formations qu’il a guidées de ses mains nues, sans baguette, ou qu’il a rejointes en tant que soliste, de l’Angleterre à l’Espagne, de Salzbourg à Milan…) et la volonté de se faire « passeur » et de partager, en particulier au Conservatoire de Moscou et à la Royal Academy of Music de Londres, ce qu’il a engrangé lors de ses collaborations avec des musiciens parmi les plus grands du XXe siècle comme le Quatuor Borodine, le pianiste Sviatoslav Richter, Rostropovitch ou encore Pierre Boulez (avec lequel il a enregistré il y a dix ans pour Deutsche Grammophon, en compagnie du Philharmonique de Berlin et de l’Orchestre symphonique de Londres, trois Concertos de Bartok).

 

Iouri Bachmet

Ainsi, à l’instar du souriant altiste né à Rostov-sur-le-Don qui le chapeaute, le Festival d’hiver de Sotchi, d’abord musical uniquement, s’est ouvert à de plus en plus d’apports internationaux et de disciplines artistiques, pour les marier sur les planches de ses différents sites.

« Mondes parallèles, l’art russe au XXe siècle, 2e volet »

La manifestation a, certes, une manière unique de conjuguer le meilleur de la culture russe : l’avant-première du concert « Mondes parallèles, l’art russe au XXe siècle, 2e volet », organisé en partenariat avec le Musée russe de Saint-Pétersbourg, a donné au public l’occasion d’entendre l’Orchestre Novaya Rossiya interpréter des pièces de Chostakovitch, Prokofiev ou encore Aram Khatchatourian (adagio du ballet Spartacus) tout en se promenant dans des oeuvres picturales variées (de représentations de la guerre et de la souffrance du peuple travailleur à des odes à la nature radieuse, en passant par de purs jaillissements de retentissantes couleurs) grâce à un beau montage vidéo synchrone, le tout accompagné par des lectures de poèmes (parmi eux, des textes de l’écrivain Prix Nobel Boris Pasternak) et rehaussé par la participation de puissantes solistes (Valentina Borisova à la harpe, Tatiana Samiul au violon et une Ksenia Bachmet magnifique par sa manière de dompter le clavier tantôt avec une certaine insolence dans la pulpe de ses doigts taquinant les touches, tantôt avec fouet et une fougue telle que le docile Yamaha de concert semblait un impétueux Bösendorfer).

Cependant, souligne Grinchenko, Saint-Pétersbourg accueille déjà un festival similaire qui sert de vitrine pour la culture russe à destination du public international, et celui-ci peut aussi s’en délecter dans ses hauts lieux classiques : le Mariinsky, l’Ermitage, au Bolchoï de Moscou. À Sotchi, c’est autrechose encore qu’on vient chercher.

« Don’t leave your planet »

Membre de l’EFA (European Festivals Association) depuis 2011, de la league théâtrale internationale Silk Road fondée à Pékin en 2016, le Winter International Arts Festival regarde bien au-delà des frontières du pays gigantesque qui l’accueille, et ce dès le spectacle assez prodigieux qui sert de prélude à chaque édition depuis 2016, année où il a fait à Sotchi son avant-première mondiale : « Don’t Leave Your Planet », une pièce musicale conçue, à partir du texte intégral du Petit Prince de Saint-Exupéry, par Bachmet, le compositeur et arrangeur Kuzma Bodrov (qui s’est aussi appuyé sur des morceaux de Mahler ou Brahms connus de tous pour les transfigurer) et le metteur en scène Victor Kramer. Dans des décors lunaires inquiétants, démultipliés, au-delà du paysage sonore lancinant, par des effets visuels qui contribuent, de même que les interactions de l’acteur unique avec le public, à créer une impression d’immersion sensorielle totale, un pilote échoué dans le désert du Sahara y devient le narrateur d’un récit aux accents tragiques.

« Sound of the Ocean », U Theatre

Les planches du Théâtre d’hiver, qui ont aussi accueilli la chanteuse de jazz américaine Diane Schuur, ont ensuite tremblé au rythme des énormes percussions traditionnelles amenées par la compagnie taïwanaise U Theatre, qui s’est approprié de manière saisissante l’espace théâtre classique autour d’un spectacle, « Sound of the Ocean », donné pour la première fois il y a vingt ans à Avignon, élaboré pour rendre les différents états de l’eau. Au fil des différents mouvements de l’oeuvre, les instruments, maniés de tout leurs corps de bonzes dénudés par les interprètes (les roulements des muscles sous la peau s’unissant à leurs grondements pour nourrir une seule vague puissante), ont enveloppé l’audience, de la plante de leurs pieds aux rebords frémissants de leurs paupières closes, dans une vibration collective étonnamment proche de la transe associée à la musique électro. À l’intérieur du programme du festival, le spectacle constituait d’ailleurs un contrepoint intéressant à la proposition « Silent Disco » de la compagnie Dialogue Dance, tout en faisant en quelque sorte pendant, dans son exigence d’une perfection qui soit à l’image de celle de l’océan mais aussi à la hauteur des traditions représentées (chacun pièce du spectacle a requis plusieurs années de travail pour arriver à unir force et précision), au Marathon Beethoven qui a investi pendant une journée entière la salle Organ Hall.

Sergio Bernal

Et pourtant, dit encore le directeur exécutif du festival, aussi bouleversante qu’elle ait pu être pour le public, ce type de représentation reste une proposition assez classique. Ce qui fait de Sotchi un événement unique en son genre, c’est une démarche particulière de mise en relation, qui explique du reste le nombre d’avant-premières mondiales qu’accueille le festival à chaque édition. Cette approche s’est exprimée par exemple cette année dans la réunion, sur la même scène, de l’ensemble polyphonique géorgien Rustavi et de son homologue corse A Filetta, ou encore dans le superbe mélange de danse classique et de flamenco proposé par le danseur étoile du Ballet national espagnol Sergio Bernal, accompagné de sa collègue Miriam Mendoza et de Joaquin de Luz du New York City Ballet, au cours d’une soirée éblouissante (que Bernal lui-même a qualifiée d’« inoubliable ») dont le crescendo a trouvé son point d’orgue dans l’avant-première mondiale d’un numéro sur le Boléro permettant à la composition de Maurice Ravel de donner toute sa mesure. À Sotchi ce soir-là, le célèbre morceau, si tristement usé par les maints répondeurs qui, en l’associant à l’attente, ont fait de son obstination une répétition monotone, a été libéré par l’Orchestre russe des jeunes et s’est mis à enfler, comme l’entendait son auteur, jusqu’à exploser dans la poitrine des spectateurs.

 

« FOREST »

C’est de mise en relation encore qu’il s’agissait avec la performance « FOREST » donnée au Chaika Hall-Morvokzal, ancrée dans la pensée du philosophe Vladimir Bibikhin et dirigée par Dmitry Melkin : celle de l’homme urbain et de la forêt, de la civilisation et de l’environnement et, à travers le lien primitif qui se dessine là, celle de l’homme à lui-même. Ailleurs, au Musée, l’association Mutual Actions Theatre, qui explore des modalités horizontales de création en évacuant la figure du metteur en scène, considérée comme autoritaire, interrogeait la dynamique même des différentes relations autour desquelles s’articule la création artistique à travers son premier projet : la pièce en forme de documentaire parodique « Alien Invasion Museum », inspirée de La guerre des mondes de H. G. Wells et d’allégations selon lesquels des faits étranges survenus en février 1989 indiquaient une invasion extra-terrestre, une expérience interactive où les acteurs servent de guides à travers une rencontre entre l’humanité et une forme de vie non-terrienne ici rendue à la banalité voire à l’inexistence, parallèle à la dissolution de l’URSS.

« Alien Invasion Museum », Mutual Actions Theatre

Sotchi fait résolument figure d’éprouvette pour des essais d’hybridation artistique en tous genres. Le monologue musical et poétique par l’acteur Dmitry Serdyuk intitulé « Our everything… Akhmatova. Witness », qui fait partie d’un cycle du Théâtre des Nations de Moscou dédié aux grandes figures de la littérature russe, a marqué cette année l’intégration au Winter Arts Festival du projet Territory, un festival international fondé en 2005 dans la capitale russe à des fins déclarées de recherche épistémologique constante sur la notion d’art contemporain, dont la particularité est d’être également une école unissant toutes les disciplines artistiques (danse, théâtre, beaux-arts, musique…) et d’organiser la rencontre d’étudiants des quatre coins du pays avec des personnalités de rang mondial (la liste comprend des noms comme Robert Wilson, Jan Fabre, Romeo Castellucci, le collectif Rimini Protokoll, Anne Teresa De Keersmaeker, Lev Dodine, Josef Nadj, Alexeï Guerman-Jr…).

Ce projet pédagogique supplémentaire s’ajoute au programme de plus en plus fourni de masterclasses, conférences et ateliers que propose Sotchi, dans une volonté de transmission, de la part des différents maestros qui s’y retrouvent, à toute une pépinière de jeunes artistes. À côté de l’Académie de musique (divisée en plusieurs départements : instruments, voix, instruments folkloriques, composition), Sotchi accueille notamment un laboratoire d’art vidéo, une école de photo, une école pour jeunes journalistes, une école de poésie, et procède activement à un repérage des jeunes talents à travers trois compétitions : pour les jeunes compositeurs, les artistes-vidéastes et les poètes. Et naturellement, dans cet esprit d’échange et d’assemblage, le public est invité à assister aux concerts des élèves et aux tournois, qui sont à eux seuls des spectacles complets.

Les jeunes talents sur scène

Car le public de Sotchi est aventureux. Dmitry Grinchenko cite en exemple le cas de ce long spectacle qui ne ressemblait en rien aux quelques minutes de démo envoyées pour la sélection, et s’est avéré incompréhensible pour les organisateurs comme l’assemblée. D’abord désolé pour cette dernière, l’aimable directeur envisagea de s’en excuser, avant de se rendre compte que l’auditoire – les gens venus de Moscou et Saint-Pétersbourg pour l’occasion mais aussi les nombreux locaux en son sein – était assez fier d’accueillir des propositions nouvelles et déstabilisantes, aussi insondables qu’elles puissent être. Cette belle ouverture du public de ce festival entre mer et montagne qui chevauche toutes les frontières, les confronte, les abolit, les transcende, ne demanderait qu’à être partagée par davantage de spectateurs venus de l’étranger, pour parachever la belle panoplie de convergences et de mélanges – et se retrouver après le spectacle aux excellentes tables qu’offre la ville, comme ce restaurant dont le nom réunit un mouton tout rond et un délicieux mollusque marin, dont le serveur vient prendre la commande pour la contrecarrer et proposer quelque chose de plus surprenant.

Les combinaisons qui s’opèrent à Sotchi, souvent inédites, toujours étonnantes, représentent souvent une prise de risque, mais comme la démarche a montré, en douze éditions, qu’elle payait au centuple, elle est pleinement assumée et continuera on l’espère à servir de leitmotiv au Winter International Arts Festival, dont le catalogue s’ouvrait cette année sur cette citation d’un certain Iulius Foutchik : « Ne crains pas tes ennemis, ils ne peuvent tout que plus que te tuer / Ne crains pas tes amis, ils ne peuvent tout au plus que te trahir/ Crains les indifférents, car c’est de leur consentement tacite que naissent tous les crimes les plus affreux du monde ».

 

Photos : WIAFS

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A propos de Bénédicte Prot

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