« Oh, crâce ! », ou quand la Poésie, bouteille aux lèvres et à la main, se promène ivre d’amertume, en habits sales et abîmés, du beau Montmartre des rêveurs aux cabarets, dîners mondains, d’un Paris gris couleur bitume… À quoi bon diable aller ainsi ? Pour obtenir quelque faveur ? Ou susciter quelque ferveur ? Non… Résister par-dessus tout ! « J’ai bu l’eau d’vie amère et noir’ puisée aux bords des quais d’la Seine, j’vomis la haine et la souffrance en vers brisés qui sans éclats, contre les murs inertes et froids de ma pauv’ France, ont des maux durs à fair’ sonner ! » Ainsi va donc la poésie de celui qui fut face aux vents la voix de tous les sans-abri : Jehan-Rictus le résistant (1867-1933), dans ses Soliloques du Pauvre, une œuvre encore dans l’air du temps.

I – D’UN RICTUS PARIGOLO…

Les Soliloques du Pauvre, écrits dans un argot parisien et publiés à partir de 1897, se présentent à la façon d’un bouquet de poèmes épineux et flétris (mais non moins odorants que les rejets à l’égout des disgrâces de la « Belle Époque ») dont l’auteur, ayant eu lui-même à en découdre avec la vie (et la précarité), les a comme arrachés à celle d’un pauvre errant de toujours, souffre-douleur de la société moderne, en lui donnant une voix digne au sein de chacun d‘eux. En effet, si l’objectif du poète était de « faire enfin dire quelque chose à Quelqu’Un qui serait le Pauvre, ce bon Pauvre dont tout le monde parle et qui se tait toujours », on peut surtout l’honorer d’avoir su de sa plume investir ce personnage avec une justesse et une portée sans pareilles. Il a su cueillir à maturité les maux qu’un tel individu doit endurer dans l’urbain enclos d’une vie merdoyante où celui-là s’enfonce au gré des années de misherbe… Et son œuvre, bien que bousculante et sans grâce aux yeux de certains, eût quand même un franc succès ! Ainsi, comme un grimaçant bouquet de poèmes qui, du bras -jamais rompu- du sans-abrisme et d’une France à l’autre, s’est tendu jusqu’à la nôtre avec l’urgence d’être adressé, Les Soliloques du Pauvre restent encore et toujours une œuvre à caractère intemporel. Mais s’il est au fond bien malheureux qu’elle continue aujourd’hui de l’être, il est cependant fort bienvenue -et probablement plus que jamais !- d’accueillir avec enthousiasme un projet rapoétique faisant hommage de façon plus qu’honorable à l’auteur de ces Soliloques, et l’on va donc à présent voir qui se cachent derrière un tel effort et comment on peut vous présenter ce dernier.

II – … À UN VÎRUS NORMANDÉMIQUE

Après trois épisodieux méfaits à l’impact assuré dont deux sombres et terrassants EPs (Faire-Part en 2013, Huis-Clos en 2015), l’affaire Vîrus continue à faire parler d’elle au sein de la raposphère (au moins dans sa partie francophone) et à toucher d’autres sphères au sein desquelles on peut déjà craindre, ici ou là, qu’une attention particulière et légitime à son endroit soit suscitée. « Doit-on s’inquiéter de ce Vîrus à l’heure où le Rap et la Poésie se voient porter sans aucun doute un des projets les plus symbiotiques de leur histoire d’amour francophone ? », pourrait-t-on lire dans les pages Culture d‘un journal de Santé Publique… À la lumière de nombreux rapports épidémiologiques ayant fait l’objet de consultations attentives au fil du temps, on a voulu retracer pour vous le parcours de ce Vîrus avant de tirer au clair la question de sa gravité et de l’impact auquel il faut s’attendre, aujourd’hui.

1) SON PARCOURS

Issu d’un laboratoire isolé du monde extérieur dans un coin de Normandie, Vîrus est l’expérience Rap d’un chercheur de pointe en verbalistique étonnamment doué d’un sens aigu du jeu de langue au service d’un propos taillé comme un costard, noir et de ceux dont on se pare en vue d’assister à quelques enterrements. Dans cette expérience, entamée au début des années 2000, il est rejoint par le DJ/producteur Schlas en 2005 avec qui il met au point sa première solution virale, un EP intitulé Tellement d’choses, déjà relativement prometteur. Quelques années plus tard, assisté d’un autre collaborantin au beatmaking, il sort d’abord Le Choix dans la Date en 2011, un album exutoire et cru aux odeurs de vif (en tout cas bien plus que de mort), avant de prendre un tournant plus introspectif, ambiant et résolument plus sombre avec lui. C’est donc en compagnie du dénommé Banane, affairé aux manipulations instrumentales avec singularité, style et maîtrise, que les deux EPs Faire-Part (2013) et Huis-Clos (2015) voient le jour et nous plongent, au fil d’inlassables écoutes, au cœur d’infinies ténèbres. Mais un autre projet vint se profiler à l’horizon pendant qu’on se confortait dans ce terrible enfer qu’on ne pouvait savoir pire… Et pourtant !

2) LE PROJET VÎRUS/RICTUS

Un beau jour, notre expert en verbalistique eût l’honneur de rencontrer la poésie de Jehan-Rictus qui le frappa, comme une décharge de gros calibre, d’un beau coup de poudre au cœur. Dès lors, d’un regard tourné vers son sang littéraire, il se découvrit des airs de famille avec le poète de par ce flow noir, âpre et chargé d’agents infectieux, propre à percutanner le corps social du beau pays de Molière. Et, dans le feu de cette commune noirceur, qu’il vit comme une (noire) sœur de sang, il songea fort à conduire son rap au cœur-même de la sphère Poésie, mais non comme une bête hostile entrerait dans un beau palais. Non, plutôt comme on irait traîner un père en bon (pa)rang d’honneur dans quelque crasseux plume-art où il s’ébattrait, d’un parfait accord et sans jamais forcer l’étreinte, avec cette poésie à la beauté pouilleuse et crue fleurant bon la grâce populaire. Une grâce à l’image d’une digne mère en l’espoir de qui Les Soliloques du Pauvre ont su revêtir la forme d’une bonne et loyale offense à la Poésie, cette lâche ayant selon Jehan-Rictus un peu trop souvent osé se montrer charmeuse et prude au front des malheurs. Mais finissons maintenant par entrer dans le vif du sujet : comment vous présenter le fruit de cette belle rencontre ?

Le projet Vîrus/Rictus consiste donc en cette sombre union rapoétique au flow sans pression mais plutôt dépressif, sanguin mais pauvre en vitamines (D, surtout), au cœur sincère, juste et courageux mais lourd et meurtri d’un poids social écrasant, et battant son (trop) plein de peine en des rythmes et des ambiances qui ne sont vraiment pas à la fête. Alors, on se laisse aller d’un vers à l’autre, avec un goût amer, au flow sans soleil du Pauvre de Rictus, honorablement servi par Vîrus et Jean-Claude Dreyfus, qu’on salue d’ailleurs pour sa participation remarquable à ce projet. Enfin, ça devient plus fort que soi (ou peut-être, au fond, pas encore assez…) : on n’est jamais repu de ces huit titres -litres ?- d‘album, comme autant de bouteilles à tomber ! Présentée comme un livre-disque illustré par La Rouille (un artiste à suivre !), Vîrus/Rictus – Les Soliloques du Pauvre est une œuvre à la fois musicale (Rap) et littéraire (Poésie) aussi bien dans le fond que dans la forme, et on vous la recommande absolument (surtout si vous craignez les comas idylliques !). Ivre d’amertume, « on boit l’eau d’vie amère et noir’ puisée aux bords des quais d’la Seine, vomit la haine et la souffrance en vers brisés qui sans éclats, contre les murs inertes et froids de not’ pauv’ France, ont des maux durs à fair’ sonner ! Oh, crâce ! »

Impressions de promenade - Illustration de La rouille pour Les Soliloques du Pauvre

Impressions de promenade – Illustration de La rouille pour Les Soliloques du Pauvre


Date unique avec J.-C. Dreyfus à la Maison de la Poésie de Paris le 4 avril 2017 à 20h00
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A propos de Cédric Rochelet

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