Sami Said – « L’Homme est la plus belle des villes »

San Francisco. Ce n’est pas une ville, mais son nom. Ou un de ses noms, à ce migrant d’Afrique, perdu dans les strates de l’Europe, rêvant de l’Amrik avec un bagage de plus en plus léger. San(s) Francisco, comme une destination, une prédestination, même si les années ont transformé l’objectif en étoiles lointaines, rien qu’une étape de plus dans le vagabondage sans attaches si ce n’est celle des gens.

Ce sont eux qui au long des (fluctuants) trois grands actes du récit vont nourrir L’Homme est la plus belle des villes du jeune talent des lettres suédoises, Sami Said, et dont la première traduction (par Marianne Ségol-Samoy) nous parvient aux éditions Seuil. Grâce à eux, ce n’est pas une mais des histoires qui s’ouvrent.

  • Farandole des humains

« Son inquiétude à lui était qu’elle aussi joue la comédie et qu’elle soit meilleure que lui. La citoyenneté lui donnait tous les avantages.

« Deux ans, elle sait qu’on ne peut rien répondre à ça. Juste obéir. Pendant deux ans il faut lécher le poison et faire croire que c’est bon. » Et juste avant la déclaration d’indépendance, elle le remplacerait par quelqu’un d’autre. Et elle le jetterait à la rue, nu comme un ver. Peut-être en avait-elle trompé dix autres avant lui.

Il se sentait trahi par son chef, trahi par elle et trahi par le nord de la Scandinavie. Je ne pouvais pas objecter, les anges oublient celui qui ment. » (p.57)

Il y aura d’abord le froid de la route et Maani, le beau parleur qui rêve de trouver femme et papiers, cajoleur enfermé dans des relations toxiques dans un coin paumé du pays qu’on devine sans le nommer être la Suède de l’auteur.

D’autobus trop froids en lits absents, de poches vides en Western Union bondés (belle scène de description du microcosme du lieu, ses déclassés et ses espoirs, l’argent, toujours, pour tenir : si quelqu’un vous envoie de l’argent, quelqu’un pense à vous), il y aura aussi Slimane-Simon-Richard (les noms changent, pas le cœur), ami trouvé sur le chemin et sa colocation dans une grande ville où se jouera un drôle de triangle puis dangereux carré amoureux avec la magnifique Isol, qui se trimballe avec un flingue et des secrets. Chacun cherche sa place, à toutes les échelles.

Puis la fuite chez « Madame », sur une île sans nom du Nord de l’Europe, dernière barrière avant l’océan, pour une relation très Les Vestiges du jour (le roman d’Ishiguro), sentiment de fin de règne, de gloire passée et de silence, au milieu d’un parc où la vieille dame lutte autant contre la Nature que contre les démons de son mari défunt, grande figure d’un parti fasciste.

Yei, enfin, l’ami de toujours, le duo infernal des débuts de la fuite. Trouble, colérique, rêveur aussi, blessé surtout, celui que l’on poursuit comme un rêve.

« Yei n’était pas du genre à se conformer aux lignes droites. J’espérais, je priais pour qu’il ne le soit jamais. Conduis-moi. Emmène-moi là où je ne suis jamais allé. » (p.278)

C’est avec lui comme avec d’autres qu’on songe très vite aux grands vagabonds littéraires, dans sur Sur la Route réactualisé à l’époque de la crise migratoire, avec Yei dans le rôle de Moriarty et San Francisco (tiens tiens, drôle de nom à nouveau) dans celui de Sal Paradise.

  • Le sourire et l’exil

Car si le roman de Said touche juste, c’est justement en se refusant avec obstination de se soumettre à une vision misérabiliste de la crise migratoire : pas ou peu de références à des papiers, pas de ratonnades policières ou de canots échoués en mer, de familles brisées ou de nuits sous les ponts à ne pas savoir si on survivra demain.

Bien sûr, la violence est là, tapie, tambourinant par bouffées : les refus dans les magasins, les regards louches, les coq noirs nationalistes dont l’île pressent le retour. Les souvenirs et la nostalgie, ceux de Khumis, du pays. La fin, douce-amère (plus amère que douce), ne laisse aucun doute à leurs propos.

Mais faisant de son héros une sorte de Pierrot lunaire, toujours le sourire aux lèvres et l’idée que, d’une manière ou l’autre, ça ira, parce qu’il est libre, lui qui a grandi enfermé dans un placard, il place définitivement son roman du côté du poème, de ces anges vagabonds peuplant les routes et les ensemençant de leur imaginaire.

Texte-corps avec son personnage, suivant son flux de pensée, il s’en dégage alors une forme de traversée fragile et solaire, qui parvient à dire sans jamais verser une larme une forme d’impermanence des choses, de déracinement, d’errance où aucune situation n’est pérenne, aucun toit assez solide, d’où ses réinventions permanentes : de l’intimité de l’appartement au vide presque gothique du parc, le roman lui-même bascule peu à peu dans des sauts de côté vers une forme de détachement, d’irréalité qui oscille du quotidien le plus banal aux rêves les plus exclus.

  • Tout ira.

Roman picaresque sans action ni climax, « L’homme est la plus belle des villes » patine régulièrement, pêchant par naïveté un peu béate ou s’enlisant dans de trop longs chapitres jouant malhabilement d’une certaine pertes de repères aussi bien poétiques que structurels, donnant l’impression d’inscrire son personnage dans un but puis lui retirant immédiatement, n’ayant jamais de ligne claire au-delà de ce flux de pensée qu’il fait sienne. Le lecteur, confus, s’y cherche alors tout autant que San Francisco, sentiment redoublé par le relatif chapitrage du récit en 3 « instants » (celui de Madame étant sans conteste le plus profond et le plus beau), donnant tour à tour à son cheminement l’impression d’une perte que d’une traversée.

Mais quelque chose résite, de profondément humain, et il semble se tenir tout entier dans ce sentiment de témoigner de manière la plus lumineuse possible d’un quotidien pourtant fragile comme du verre :

« Arrête de regarder par-dessus ton épaule, a dit Yei. […]Il est inutile de s’inquiéter. Ce qui arrivera arrivera. La catastrophe est écrite. »

Pour sa manière d’aborder avec douceur plutôt que colère une question essentielle de notre monde, ce qui ne veut pas dire qu’il n’en dit rien, bien au contraire, pour sa volonté de rester du côté du soleil plutôt que l’ombre, n’offrant ni exode ni exil mais des images, le roman de Sami Said mérite d’être soutenu, malgré ses imperfections, comme un acte poétique face à la misère de cette planète.

Ainsi s’écoule la vie, pour le peuple des Hommes, tous colons, tous migrants. En restera un jardin à l’abandon, une grue solitaire, et des figures, Madame, Richard, Yei. Et un sourire.

San Francisco ne verra pas l’Amrik, mais il y rejoint les Bandini, les Sal Paradise ou les hobo de London. Pas des migrants, il ne l’écrira jamais, mais des « aventuriers ». Tous clochards célestes : l’histoire des arpenteurs du monde.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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