Anne Shirley est une erreur. Déjà, elle se prénomme Ann, et non Anne, qu’elle trouve si romantique. Et puis elle est rousse, tendance poil de carotte, à son grand désespoir. Bon, et puis elle est surtout orpheline, ce qui n’est pas rien.
Mais Anne est aussi une erreur administrative, elle qui débarque (enfin !) un matin à la gare de cette petite ile du Canada pour être enfin adoptée par les Culbert, frère et sœur, et qui découvrent avec stupéfaction que le garcon qu’ils attendaient est une petite fillette au blabla bien vif.

Si Marilla veut très vite réparer l’outrage et renvoyer Anne d’où elle arrive, Matthew le taiseux tombe doucement sous le charme de ce petit oiseau chantant sans cesse et qui va bien vite chercher à trouver sa place, à coup de douceur ou de tristesse, dans la petite communauté.

Comment aimer et être aimé(e) ? De cette erreur initiale (un mauvais routage d’enfant, diantre) que l’on refuse de réparer peut naitre la cicatrisation, et qui sait, l’amour, dans ce très très bel ouvrage (esthétiquement tout d’abord, couverture superbe et rigide, joliment surannée, papier épais) de Lucie Maud Montgomery, dont la série des « Anne… » est un œuvre majeure de la littérature (jeunesse, même si nous n’aimons pas cette catégorie qui l’interdirait aux autres), vendue à plus de 60 millions d’exemplaires, adaptée en film et récemment en série Netflix, vénérée outre-atlantique à tel point que l’île-du-Prince-Edouard vit de son tourisme, bref, encore une pépite injustement méconnue (nous vous parlions il y a peu de « Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle ») que les impeccables Monsieur Toussaint Louverture décident de nous faire ici redécouvrir grâce à une nouvelle traduction d’Hélène Charrier.

Conte de douceur, d’un épanouissement autant qu’au goût fâné d’une époque révolue, « Anne de Green Gables » est le journal d’une éclosion : celui d’une petite fleur rousse et perdue, qui, à force d’amour et d’imagination, parviendra à trouver sa place, humble et riante, dans le monde.

  • Grandir, nommer, rêver

« Qu’est ce qu’il y a encore ? demanda Marilla.
-Je n’ose pas sortir, dit Anne sur le ton du martyr qui renonce à toutes les joies terrestres. Si je ne peux pas rester à Green Gables, ca ne sert à rien que j’apprenne à aimer cet endroit, et si je sors et que je fais connaissance avec les arbres, les fleurs, le ruisseau, je ne pourrai pas ne pas les aimer. C’est déjà assez pénible comme ca, je ne veux pas que ca soit pire. […] Je  me suis résignée à mon sort, c’est pour ca que je préfère ne pas sortir, de peur de devoir de dérésigner. Pourriez-vous me dire comment se nomme ce géranium sur le rebord de la fenêtre ?
-C’est un géranium pomme.
-Oh, je ne parlais pas d’un nom comme ca, je pensais au nom que vous lui aviez donné, vous. Vous ne l’avez pas baptisé ? Est-ce que moi je peux ? Je voudrais…voyons voir…l’appeler « Bonny » tant que je suis ici ! C’est possible ? s’il vous plait, s’il vous plait… »

Bienvenue dans le monde d’Anne, et son esprit : avec elle, une avenue commerçante devient « le chemin blanc des délices », un arbre devient une belle et grande robe de mariée, un géranium se prénomme Bonny et un echo Violetta, un cerisier « Reine des neiges », une mare se transforme en lac scintillant…

« Je Vous remercie pour le Chemin Blanc des délices,
pour le Lac scintillant, pour Bonny et la Reine des neiges.
Je Vous en suis vraiment très reconnaissante. C’est tout
ce qui me vient à l’esprit pour le moment, alors merci.
Quant aux choses que je souhaite, elles sont si nombreuses
que cela prendrait trop de temps pour les énumérer,
donc je ne mentionnerai que les deux plus importantes.
S’il Vous plait, laissez-moi rester à Green Gables, et s’il
Vous plait, faites que je sois jolie quand je serai grande.
Cordialement,
Anne Shirley »
(premiere prière d’Anne Shirley, p.67)

C’est que nous connaissons tous, dans notre entourage ou nos souvenirs, ces cœurs lunaires et solaires, qui attachent une forme d’émerveillement au monde pour repousser le malheurs. On les nomme rêveurs, fantasques, romantiques. Anne est de ceux-là, âme trop vive qui pépie, piapiatte, babille, et dont le roman va conter les premiers pas dans la vie : les premiers jours à l’école, où on loue son intelligence, l’amitié qui se noue avec sa voisine et meilleure amie Diana Barry, sa colère (mais n’est-ce pas les prémices de l’amour ?) envers cet empaffé de Gilbert Blythe qui a osé se moquer de sa chevelure ou le méchant duo des frères et sœurs Pye. Les bêtises aussi, comme ce jour où croyant jouer à la diner avec du jus de framboise, elle soule corps et âme son amie avec du vin de groseilles. Ses espoirs et ses envies, enfin : devenir quelqu’un et étudier. Devenir, enfin.

Et si la fin, se perdant un peu dans une conclusion morale (Lucy Maud Montgomery n’a pas été femme de pasteur pour rien), a un gout doux-amer, c’est que le livre tout entier se tient dans cette description d’un âge de transition :

« C’est encore une enfant pour bien des choses.
-Et c’est déjà une femme pour beaucoup d’autres ».

Description merveilleuse d’un âge tendre, où une engueulade avec une amie donne envie de mourir, un mauvais mot devient une humiliation ressassée, mais où la joie, aussi était simple : on pourrait alors trouver à ce récit du début du siècle dernier un caractère terriblement suranné, voire naif dans son aspect conte moral. C’est le cas. Mais Lucy Maud Montgomery décadre, page à page, grâce à Anne, nos certitudes, pour mieux nous dévoiler son véritable projet.

  • Enfance, douleurs.

« il y a tellement d’Anne différentes en moi. Parfois je me dis que c’est pour ca que je suis si pénible. Si j’étais une seule unique Anne, ce serait vraiment beaucoup plus simple- mais aussi bien moins intéressant. »

C’est que le livre, intimement lié au destin de son autrice, en rebat par le la bande les éléments biographiques. Ainsi il faudrait s’aveugler pour ne pas lire dans les remous de la petite adoptée ceux de Lucy Maud Montgomery (1874-1942), enfant ayant perdu sa mère de la tuberculose, que le père abandonna à des grands-parents peu aimants à Cavendish sur, tiens tiens, l’Ile-du-Prince-Edouard, et qui soignera sa douleur à coup d’imagination et de brefs textes qui lui vaudront le mépris de « gribouillages » par sa famille.

Comment ne pas voir dans les éclats de citations littéraires et le destin d’Anne celui de celle qui rêva d’être institutrice et suivit des études de lettres avortées par soucis financier ?

Transféré dans le roman, on perçoit bien vite faconde et l’émerveillement d’Anne cache, par pudeur, une noirceur : une vie de rejet (à tel point qu’elle l’exprime simplement par une détestation physique), de solitude, de pauvreté et d’abus.

A ce malheur, elle décida d’opposer un acte frondeur et farouche :

« Elle ne sera pas toujours en fleurs, bien sûr, mais je pourrai imaginer qu’elle l’est ! »

Lu ainsi (et surtout dans notre monde tel qu’il ne va plus), le très beau livre de Lucy Maud Montgomery, au-delà de sa douceur nostalgique, se révèle être une éducation, non seulement d’Anne, mais du lecteur, à l’unique antidote possible au monde : il faut ressentir les choses, avec passion, avec tendresse, il faut regarder le monde, l’émerveiller de notre présence. Lutter, encore et toujours, non pour oublier la noirceur (malgré la douceur de son univers, on y meurt, on y manque d’argent, on se rejette et on se moque), mais pour la conjurer.

« Pourquoi faut-il se mettre à genoux ? Si je voulais vraiment prier, je vais vous dire ce que je ferais. J’irai dans un très grand champ, toute seule, ou au fond, tout au fond d’un très grand bois, et je lèverai les yeux – haut, haut, très haut- vers cet adorable ciel qui semble d’un bleu infini. Et alors je ressentirais ma prière. »

Et ainsi, ce qui aurait pu être de la naïveté devient poésie : dans son temple à Anne, il y a l’amour et le regard. Celui des siens, celui sur nos proches, et celui, surtout, sur le monde qui nous entoure. Anne, dans son espièglerie et son emportement, enchante le monde, et nous appelle à prendre conscience du bonheur d’être là.

« -[…]Ah nous voici au pont. Je vais fermer les yeux. J’ai toujours peur quand je traverse un pont. Je ne peux pas m’emêcher d’imaginer qu’il va s’effondrer quand on sera pile au milieu, et qu’on sera engloutis. Alors je ferme les yeux. Mais je les rouver toujours quand on s’approche du milieu. Parce que, vous savez, si ca s’effondre je veux absolument voir ca. Quel beau raffut ca fait ! J’ai toujours aimé ce bruit. N’est-ce pas magnifique qu’il y ait tant de choses à aimer dans ce monde ? Et voila, on a traversé. »

C’est ainsi que doit être lu « Anne de Green Gables » : comme une incantation.

Imaginer avant de perdre et chérir ce qui risque de s’enfuir : « Ca rend la vie si passionnante »

 

Editions Monsieur Toussaint Louverture, 384 pages, 16.50 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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