Kapka Kassabova, bien que résidente écossaise, est, comme son nom résonne joliment, d’origine bulgare, de ce coin de l’Europe un peu trop à l’écart pour qu’on s’y intéresse réellement, un peu trop hors des grands sentiers de l’Histoire récente (Eclatement de la Yougoslavie, etc.) pour attirer sur lui la lumière des manuels.

S’y dresse pourtant la Strandja, chaine montagneuse entre Bulgarie et Turquie qui scinde et lie une région où « débute ce qu’on pourrait appeler l’Europe et s’achève ce qui n’est pas tout à fait l’Asie », lieu de mystère, de mythes et de drames : ceux ancestraux, qui d’un bout à l’autre de cette frontière s’en vont plonger dans la fertile Thrace aux Rhodopes, et plus loin encore dans le temps et l’espace chez les Ottomans ou même les empires Hellènes, tout à l’ouest.

Drôle de frontière où les gardes se remémorent (dans le chapitre « 120 péchés ») que l’on fuyait dans un sens puis aujourd’hui dans l’autre : un « rideau de fer » boisé où des centaines d’allemands de l’Est profitaient (parmi d’autres) d’estivaux congés sur les côtes de la Mer Noire pour entamer la traversée du communisme vers l’Eden capitaliste, remplacés aujourd’hui par tous les errants souffrants du monde qui tentent de fuir la misère vers le pays de Cocagne qu’on appelait Europe et qui ne trouvent que les balles de Frontex.

C’est ce même mur, topographique ou virtuel, que la jeune Kapka traversa à la fin de la Guerre Froide avec ses parents, direction la Nouvelle-Zélande. Ce même Styx montagneux, objet de tant de craintes qu’il nourrissait les fantasmes de tout un pays et de tout un bloc, et qu’elle décide aujourd’hui de retourner voir de ses yeux dans le magnifique Lisière, paru chez Marchialy.

  • Le Livre des histoires.

Difficile de résumer aisément cette traversée de plus de 450 pages denses qui court en cabriolant de la Mer Noire aux contreforts de la Grèce. On peut toutefois comme un clin d’œil aborder d’abord ce qu’elle n’est pas : un livre d’Histoire, qui tracerait de l’Antiquité profonde à la modernité un précis des mouvements de populations et des seigneurs.

Car ce n’est pas des dominants, états ou empires, dont Kapka Kassabova cherche à tracer et noircir les lignes. Si Histoire il y a, ce n’est que par éclats, et le béotien se perd d’ailleurs avec délice autant qu’avec effroi dans les entrelacs complexes de topographies, périodes, guerres et pouvoirs.

Car loin de leçons, Lisière est avant tout une succession longue (l’odyssée a duré trois années, par étapes) de personnages et de rencontres, rapportées par chapitres comme autant de reportages et de contes, portraits humains et touchants dans leur complexité et leur douceur : veuve digne et harassée, margoulins à bonne figure rieuse, couple d’anciens agents dont le luxe ouaté cache la menace, prêtre perdu dans les montagnes et dansant dans la nuit, bergers enfermés pour avoir eu le malheur de saluer un de ses compères de l’autre côté de la rive, dans l’autre pays, trafiquants gouailleurs et passeurs enjoués, Zlata, Ziko, Galen, Ayshe, Ahmed, Vanga, Minka, Nevzat, Goran, Zora,…

Car que leur reste-t-il, à ces peuples grecs, turcs, bulgares, pomaques, dont même les noms ont été bafoués, hellénisés, slavisés, au gré des tremblements de l’envahisseur, un coup au Nord, un coup au Sud, pourquoi pas l’Est, tiens ?

Des histoires, répond Kapka Kassabova, dont elle devient barde : après tout, n’est-ce pas dans la région que se trouve l’entrée des Enfers pour Orphée ?

  • Les ruines et le souvenir

Il existe dans la Strandja un culte animiste qui se nomme l’Agiasme, sorte de rituel basé autour de l’eau, vénération des sources de tout et qui trace une sorte de « médiateur entre les royaumes matériel et magique ».

Ainsi en va-t-il des histoires : alors Tako, le tzigane veillant farouchement et bénévolement sur un monastère troglodyte historique, et qui, quand on lui demande pourquoi, se remémore que c’est ici qu’il a vécu son premier baiser : « Peut-être que c’est sur mes propres souvenirs que je veille, en fait. Sur mon propre bonheur. »

Le récit se tient alors aux confins, à la « lisière » des genres : sorte de « Sur La Route » mystique et terrien des Balkans, intime et ample, qui semble s’écrire au fil des rendez-vous et dont le sens ne se révèle que par la somme kaléidoscopique de ses parties et de ses éclats d’histoires confiées autour d’un feu, d’un thé, d’une nuit d’hôtel ou d’un voyage en voiture.

Kassabova court après la volonté d’écrire avec la même rigueur chacun, leurs « traces », recensant la moindre petite anecdote, qu’elle lorgne du côté du rituel fantastique (un berger tuant un loup à main nues, un précipice où jeter les âmes maudites, une vieille diseuse de bonne aventure ou une technique pour ne plus être stérile) ou du faits divers, s’ouvrant aux rencontres comme aux rebonds, portée par la rivière du hasard :  ainsi ce tag derrière un panneau d’office de tourisme « Ici, le 21/09/71, deux hommes entamèrent leur calvaire » qui la mènera à Berlin recueillir, deux ans plus tard, la parole de Félix, jeune fugitif torturé pour avoir chantonné trop tôt sa victoire d’être de l’autre côté à cause d’une carte volontairement faussée par les autorités.

« On pourrait l’appeler le paradoxe des montagnes et il est sans doute universel : plus leur histoire a été dure, plus ils ont évolué en terrain ardu, plus les gens sont exceptionnels. Ils semblent détenir un savoir que les autres ignorent : au bout du compte, la seule chose qui importe vraiment, c’est la gentillesse. Un peu partout dans la Strandja, des villageois tiraient leur subsistance des ruines. Ruines au sens propre, ruines ancestrales, ruines linguistiques. » (p. 424)

Au retour au pays de l’auteure après le périple berlinois, le panneau avait été repeint. Ne pas oublier les ruines.

  • Contre l’oubli.

Pas étonnant alors que l’un des derniers actes mélange berger qui guide et phare, lieu élevé hors du temps sur les flots, semblant cacher métaphoriquement le projet tout entier de l’auteure :

« Depuis la Pointe de l’aiguille, on distinguait presque cette frontière maritime invisible, mais nul n’est jamais certain de ce qu’il devine dans la brume marine ; tout revêt l’allure d’un souvenir en devenir. Cet endroit me faisait moins l’effet d’un lieu que d’un instant perpétuel gravé dans le temps, une note pontique unique, parfaite. Battu par le lodos, remontant du sud et les courants sibériens venus du nord, vous vous tenez sur un seuil. Un instant vous êtes mortel, celui d’après vous ne l’êtes plus. Un instant c’est vous, le suivant c’est chacun des personnes déjà passées ici avant vous. » (p.446)

Temps long de l’Histoire, temps bref de la vie : coulant comme une rivière, un pied dans le réel, l’autre dans les croyances, Kassabova parvient dans ce livre de « souvenir en devenir » à un entrelacs précis et magique, d’une densité littéraire et d’une fluidité impressionnantes, fuyantes et dynamiques, envoutantes et aspirantes. Le sens s’il ne peut se dire, s’y échappe sans cesse, comme dans la « brume », et les éclats de rencontres et de rites y tracent un phare à la lumière vacillante, un tombeau et une élégie tout autant qu’une ode à la Nature et à la vie, résilientes toutes deux, et dont les cœurs, malgré les destructions et les morts sont intouchables.

De chapitre en chapitre, de familles en familles et de rencontres en rencontres, dans cette errance tout aussi érudite que primesautière, jouant de sauts de cabri dans ses echos tout à la fois historiques, topographiques, ethnographiques, Kapka Kassabova parvient à tracer, avec douceur, une forme de panorama à hauteur d’Homme : une Histoire du Monde, dans un registre vertical de sédimentation (on saute de souvenirs récents de fils disparus à des anecdotes dont les confins se perdent dans les siècles dans une archéologique du souvenir), mais aussi, horizontalement, ce qui nous sépare, mais surtout ce qui intrinsèquement nous lie.

Un certain rapport à l’Autre, à l’Histoire, à ses propres limites comme à ses propres deuils, à ceux des frères anciens et ennemis nouveaux (ou l’inverse), à ses paysages comme à ses strates de civilisations ou de croyances, et dont les puissances animistes envoutent les lisières, changeant comme les Hommes simplement de nom ou de forme.
La frontière et l’auteure, par leurs déplacements, deviennent lieu et trait, et de fil en fil le souvenir devient suture.

« visages estompés issus d’un passé impossible à pleurer qui perdure sous la peau. Comme si la frontière elle-même était un épiderme collectif ». (p.480)

Cicatrice qui dit que nous avons vécu, peuple humain, et dont les histoires constituent notre unique baume.

Editions Marchialy, 488 pages, 22 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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