De la femme vient la lumière.
Louis Aragon
Le Roman inachevé

 

Il fait très chaud, en cette année 1954. Joseph, 12 ans, joue dans la mer ou les ruelles de Bastia, environné de lumière et de l’amour de son arrière-grand-mère, Mammo. Mais l’exploration impromptue du grenier de la maison va tout faire basculer : « Ouvre-moi », entend-il susurrer, alors qu’il passe entre les enveloppes et les vieux disques. Commence alors pour le héros en culottes courtes et sa grand-mère malicieuse et secrète un jeu de pistes façon marabout-d’ficelle avec les fantômes, d’objets en objets, d’anneaux en photographies en lettres en clef de papier, vers les plus immatériels secrets des souvenirs et de la famille…

C’est à un drôle de conte hanté dans des lieux où la puissance du soleil n’a d’égale que la dureté des ombres (réelles ou psychologiques)auquel nous convie Jean-Marc Graziani dans son émouvant premier roman « De nos ombres », tout juste sorti chez Joelle Losfeld, et unique parution de la maison pour cette rentrée littéraire pourtant déjà roborative.

Comme dans tout bon récit où le fantastique se frotte aux limites du réalisme magique, il y aura donc un héros, jeune, qui découvrant son pouvoir se découvrira lui-même, une figure tutélaire un peu mystique, en l’occurrence la truculente Mammo, qui semble avoir survécu à tout, et diverses protagonistes, antagonistes marquants (le fou du village, Monsieur Paul) et des épreuves pour dévoiler les potentiels et les secrets du monde (ou de la famille, en l’occurrence).

 

  • Du conte aux récits : portraits de femmes et de l’écrit.

Mais que cette simplicité initiale, presque surannée, dont la limpidité par instants évoque aussi une forme de littérature adolescente (les étés, le pouvoir mystérieux, la vieille arrière-grand-mère initiant le jeune homme, la relative facilité de la langue, etc.) ne masque pas la beauté du projet : très vite, les points de vue s’éclatent, la narration quitte Joseph pour être transmise comme un relais, et la relative blancheur du style révèle brusquement tout ce qu’elle semblait contraindre.

Le roman, tout en continuant sa quête et sans en dévoiler les rebondissements, trace alors peu à peu, chapitres à chapitres, de magnifiques portraits éclatés de femmes, de mères, de sœurs, de filles et d’absentes, qui lui servent comme autant de postes-frontières pour passer les barrières du réel et des sentiments.

Le roman chante à la fois leur ode, et dans leur kaléidoscope éthéré, Anna, Mammo, Lucia, « Médée », « L’Autre » ou la belle Marie, créent un tissu poétique qui offre à Jean-Marc Graziani le souffle d’une liberté stimulante dans ses formes, ses rebondissements, ses virages, sautillant avec grâce dans autant de réinventions, du roman adulescent (Joseph, Mammo), naturaliste (Anna), fantastique (les voix des morts, le chapitre magnifique conté par une photographie qui « regarde » le monde défiler), quand il ne nomme pas avec malice l’un de ses chapitres « Odyssée ».

Peu à peu la quête de Joseph devient celle de l’écrit, dévoilant derrière les mots l’auteur qui, apparaissant à travers des bribes en italiques, teinte le récit de ses propres errances et recherches :

« C’est étrange ces deux histoires qui cohabitent, celle que je voulais écrire et celle qui s’impose à moi. Dans l’histoire que je voulais écrire, un enfant remonte un sentier escarpé vers un hameau qui domine la mer. Il reconnaît la lumière, et la lumière le reconnaît. Il sait qu’il est déjà venu ici, qu’il a été aimé ici…
L’autre histoire n’a pas de chemin, elle est partout autour de l’enfant, elle est faite de détours qui semblent ne mener nulle part… »

Cet acte de détours, qui n’existe que pour masquer par pudeur ce qui ne peut être dit, accouche d’un des plus beaux moments de roman de cette année : c’est Lucia, inspirée du travail magnifique de Chiaru Shiota, artiste hantée par la mémoire, et que Graziani nomme la fille de papier, mise en abyme de l’acte même de raconter, et dont l’unique présence est de donner à Joseph une clef.

Pour le lecteur qui obtient accès tout à la fois à la fiction et à son écriture, un vertige émouvant se crée. Un miroir sans tain que, comme un clin d’œil au 4e mur de la page, au mitan du réel fictionnel, du fantastique et du réel, Joseph sentira dans un frisson, percevant Lucia comme une enveloppe vide, sans doute un roman.

« Ma fille de papier, je te demande pardon. Un moyen, tu n’étais pour moi qu’un moyen, une astuce inventée pour faire avancer l’histoire mais, mot après mot, je me suis attaché à toi plus que je ne saurais dire. Et tu as bien raison de penser que je t’aime. Et je me sens coupable d’avoir contraint ta vie entre ces murs, coupable de chaque pliure infligée à ton âme comme à la feuille d’un origami. Une chimère, une licorne, un quart d’être vivant…
Jje ne t’ai laissé que les bribes que je jugeais utiles, et des reliquats de mémoire, distillés à mon insu, que je n’ai pas eu le courage de te reprendre. Pardon ma fille, ma fille de papier. Pardon, Lucia… »

 

  • Des reliquats de mémoire, distillés à mon insu

Pourquoi tant de mots ? Quelle plaie vient panser cette réinvention du récit ?

Difficile d’accompagner Joseph et son auteur plus avant dans ce pays des chimères et des ectoplasmes, ce conte en mutation perfusé aux muses, sans en dévoiler la mélodie intime, qui se déchirera dans un dernier mouvement qui, bien que convenu et rebattu par nombre de fictions (trope classique de la littérature et sujet majeur du siècle épuisé), se glissera, touchant, comme la clef de voûte de toute cette quête.

« … Je ne connais que ce qui reste dans les têtes, comme un conte de fée qui m’enorgueillit parce que Canari, c’est aussi le village de ma mère. Cela me donnait-il le droit d’écrire ?

Et puis je les ai imaginés, dans ce cap Corse qui, lui, m’appartient : des enfants, de simples enfants, des pères inquiets mais silencieux, des mères…

Tant pis si mes histoires s’emmêlent… »

Dans cette Corse du bout du monde, raconté avec une justesse bruissante, l’histoire se rattache à l’Histoire, et les éclats des fantômes recouvrent enfin l’absence : en entremêlant ses existences, en emmêlant ses fictions, cette quête multiple de mots et de mutation devient celle contre le silence et le tombeau qui hante chacun des personnages.

Les enfants morts en couche, les filles parties sur une erreur, les amours défuntes parce qu’interdites, celles disparues dans les limbes : dire et réinventer.

« Moi, j’ai vraiment fini par n’être qu’une photo. Le passé m’a définitivement rattrapé. Quand passent ceux qui vous ont connue, que ceux qui restent écorchent votre prénom, vous ne valez pas plus qu’un lever de soleil, qu’une marine au couchant suspendue par un clou au fond d’un restaurant, qu’une nature morte… »

  • In memoriam : « née d’une absence ».

L’ouvrage bien sûr, très imparfait, souffre d’errements de jeunesse : une propension aux points d’exclamations, une profusion de dialogue parfois boitillants, une naïveté parfois un peu trop appuyée.

Mais pour ses beaux portraits de femmes, kaléidoscopes multiples de l’absence, sa douceur corse dont l’intimité transporte vers l’enfance, pour sa limpidité masquant une complexité de lectures possibles, pour sa capacité à célébrer par l’invention (et la réinvention, page après page, si rare aujourd’hui) les potentiels de la fiction comme baume contre le silence, ce beau récit à l’émotion tenue, qui oscille du deuil à la résilience par la mémoire, mérite que flamboie contre l’oubli sa lumière.

Editions Joelle Losfeld, 200 pages, 18 euros. En librairie le 3 Septembre.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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