Candace Chen va bien. Enfin, bien : immigrée chinoise, discrète, elle a fini par trouver sa place dans la société new yorkaise, gérant la fabrication des Bibles en Asie. Sa vie sentimentale et financière ressemble à n’importe quel cliché : des histoires sans lendemain, des rêveries sur les escaliers de secours et des achats compulsifs.

Mais ça, c’était avant, comme en témoigne le brillant incipit quasi biblique de « Les enfiévrés » de Ling Ma, qui rejoint la rentrée littéraire de Mercure de France.

« Après la Fin vint le Commencement. Et au Commencement nous étions huit, puis neuf (c’était moi), chiffre qui ne ferait que diminuer. […] Nous étions des stratèges en marketing, des avocats en droit des biens, des spécialistes en ressources humaines, des conseillers financiers. Ne sachant rien faire, nous avions tout cherché sur Google. Nous avions googlé comment survivre dans la nature et obtenu des images de sumac vénéneux, d’insectes venimeux et de traces d’ours. C’était un bon début, mais nous voulions passer à l’offensive. Contre tout. Nous avions googlé comment faire du feu et regardé sur Youtube des vidéos de feux allumés avec du silex contre de l’acier, avec deux silex l’un contre l’autre, avec une loupe et le soleil. »

  • La fièvre de Shen, la routine : le co-vide.

C’est que, hasard du calendrier dans un monde Covid, avec lequel l’univers du roman partage des similitudes glaçantes (contamination progressive, masque sur le visage, télétravail et confinement, panique des autorités, fake news et forums conspirationnistes, etc), dans le monde de Candace, la fièvre de Shen vient de survenir, venue d’Asie et « enfiévrant » peu à peu le monde entier : dans ce livre qui constitue en quelque sorte ses Mémoires, elle se souvient.

Le Mal est partout, on en meurt, bien sûr, mais d’épuisement : après une période de latence qui peut durer un temps incertain, le cerveau se déconnecte progressivement, ne laissant plus que certains gestes quasi reptiliens du quotidien : un mail envoyé compulsivement, une boutique rangée à la perfection ou un taxi qui roule sans but, quand ce n’est pas simplement une page qui se tourne dans la lecture d’une jeune fille ou une mère de famille mettant inlassablement la table du diner, jour après jour, jusqu’à la pourriture.

Dans ce théâtre de pantins, la métaphore peut paraitre lourdingue, façon récit coup de poing, et elle l’est d’ailleurs régulièrement, se vautrant même au derniers tiers dans une séquence explicative autour d’un repas : la vanité d’un monde mondialisé et capitaliste, qui ôte le sens, et qui transforme même les transcendances de la Bible en simple question de papier, colisage, délires politiques (bien sûr, on n’imprime pas des bibles facilement dans un univers communiste), contaminant le corps de chacun en perfusant son ultra-moderne solitude en métro-boulot-fête-dodo. Repeat.

  • « Beaucoup de choses ne se passèrent pas comme elles avaient été représentées à l’écran. »

Pourtant, au-delà de sa surface, s’il semble prendre pour son théorème les atours classiques et efficaces (merci le creative writing) du récit post-apocalyptique, survivants en réorganisation sociétale et mystique, avec gourou à la clef, monde capitaliste vain écroulé qui surgit par réminiscences, etc, lorgnant du côté de Walking dead et consorts, le récit de Ling Ma les détourne immédiatement : aucun des « enfiévrés » ne peut être assimilé (les personnages en discutent même) à un vampire ou pire, un zombie. Ils ne présentent aucune forme d’agressivité, ne se regroupent jamais, et semblent n’avoir que faire de nos héros.

La question qui s’ouvre pour le lecteur -comme pour certains des survivants- est simple : s’il n’y a plus d’agression, quel est le moteur fictionnel ?

Le roman alors révèle une étrange douceur, presque mélancolique : celle d’une nuit d’été à New York, ou celles de scènes robotiques d’intimité, dans ces familles entières répètant inlassablement les mêmes gestes. Comme des echos de Spleen de ce qui fut.

Un des personnages (entre autres) succombera d’ailleurs au Mal, moins par une infection directe que parce qu’un geste, un souvenir d’enfance dans un lieu particulier, viendra la contaminer du souvenir.

  • Souvenir et mémoire.

Cette nostalgie se révèle peu à peu, et se teinte : en confiant son histoire, celle de ses parents émigrés dans le dernier tiers, le récit de Candace creuse brusquement.

Ces gestes de zombies, ces « restes » d’une vie passée, bien loin de l’unique évidence se révèlent en s’éloignant de la métaphore : ce sont les résidus d’un pays abandonné, d’une vie laissée derrière soi. Des rituels qui raccrochent à l’existence ceux qui ont tout laissé. Pas étonnant alors, pour Candace Chen/Shen, enfant ballottée entre deux mondes, que la fièvre soit « venue d’Asie ».

« On ne rentrera jamais, dit-il. Et, au cas où elle n’aurait pas entendu, il le répéta une deuxième fois, plus fort : On ne rentrera jamais. »

Immigrés ou simples vivants, moins des enfiévrés que des errants.

Cette errance irrigue l’ensemble des pièces du roman, comme un lit souterrain : c’est celle des survivants, bien sûr, à la recherche d’un Eden impossible, celle d’une vie sentimentale complexe et sans attaches pour Candace, celle au milieu d’un monde capitaliste, dans un travail sans but.

  • « Et son souvenir suscitait le mien »

Que reste-t-il de notre histoire ? Des souvenirs, au fer forgé dans notre corps. Mais lesquels ? Peut-on malgré tout être vivants ? Ils sont le Mal, nous enferrant dans la routine, la répétition du même, et la mélancolie : c’est Candace, accumulant les amants et les fêtes sans jamais rien en ressentir, imprimant les mêmes sempiternelles bibles et dont chaque pays lui fait sentir sa distance, ou encore le personnage de la mère, souffrant de son déracinement et vivant l’expérience du monde comme une douleur, elle qui finira d’ailleurs par perdre la mémoire. Mais ils sont ce qu’il reste, qui nous définira hors du mécanique : bile noire autant que possible sérum.

S’il n’a pas la force des récits immenses, comme La route de McCarthy, ni leur ampleur stylistique et littéraire, et s’il ne parvient pas totalement à sortir de la démonstration (la routine, notre gangrène) ou de la patauderie de son propos de fable facile, il n’empêche que pour sa capacité à essayer de réinventer le récit post-apocalyptique pourtant usé en en pervertissant les codes, pour sa manière de parler du monde d’aujourd’hui tout en le refermant sans cesse sur une intimité du souvenir, ce beau récit de solitude empreint de mélancolie mérite assurément lecture.

Editions Mercure de France, 352 pages, 23,80 euros. En libraire.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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