Disparaitre. Peut-on encore conjuguer ce verbe au présent ? Laisser tout derrière soi, sans plus de traces et tout recommencer ?

C’est à cette question très simple (en apparence) et si complexe par ses ramifications que tente de répondre le très bel ouvrage des Editions Marchialy (cette couverture !), qui propose un double récit, comme les deux faces d’une même pièce (il faut d’ailleurs retourner l’ouvrage pour accéder à la seconde partie), tous deux extraits d’articles au long cours publiés par le journaliste de Wired Evan Ratliff et réunis sous le titres « Disparaitre/dans la nature ».

  • Des bits et des hommes.

« Disparaitre », avec lequel s’ouvrage et qui en constitue le cœur, c’est l’histoire d’un coup de poker, un défi gonzo lancé par Ratliff un jour par l’entremise complice de Wired : le 13 Aout 2009, il va disparaitre dans la nature. A cette date très précise, commencera un concours : 5000 dollars, offerts à celui qui réussira à le trouver durant le mois que durera sa course et prononcera le mot de passe.

Personne n’est au courant de sa position exacte, et, à part sa femme et parents à qui il confie un téléphone prépayé et son rédacteur en chef chargé de diffuser peu à peu quelques documents, la dernière trace tangente de son existence sera un bornage Télépéage à la sortie de San Francisco.

Au sein de courts chapitres, de villes en villes et de combines en dissimulations, on suit alors pas à pas, miles à miles, la traque qui s’engage par le groupe informe de détectives du monde et la paranoïa progressive qui s’invite dans l’esprit du pourchassé, instillant peu à peu la folie dans son esprit, se méfiant de chaque rencontre, de chaque mot échangé, de chaque risque d’être reconnu malgré les postiches, crâne rasé ou moustache, la fausse identité et les fausses cartes de visites, les motels miteux et les faux baux de location.

  • Faux, faux, faux, jusqu’au faux-self ?

Écrit dans une langue acérée et en phrases courtes, le récit que livre Ratliff, à la fois banal et hallucinant, se lit comme un excellent polar, tendu et fiévreux comme son auteur, se dévorant page à page sans parvenir à reprendre souffle.

Sauf que…sauf qu’il s’agit d’un polar virtuel, et si traque il y a, c’est à travers les traces, aujourd’hui numériques, qu’il laissera à son corps défendant (appels téléphoniques, retraits, télépéages, réservation de billet d’avion) ou volontairement, la souris se faisant tout autant chat, infiltrant les groupes de discussions pour les orienter vers une mauvaise destination, louant un bureau sur lequel il se connectera par Tor pour les faire courir vers la côte ouest alors qu’il traverse le pays dans l’autre sens…

Cette intimité dévoilée de gré ou de force, parfois les deux, donne lieu, au-delà du récit, à une réflexion plus globale et stimulante sur la question de nos données et de ce que représente et vaut notre existence à l’heure du numérique : Où commence le service et où s’arrête la surveillance ? A-t-on troqué pour quelques secondes d’ego le droit à la réinvention ?

  • La rivière rédemptrice ?

C’est aussi à cette réflexion plus large que s’attelle la coda, le renversement de perspective (et de livre, qu’il faut physiquement retourner), « Dans la Nature », publié à la vérité dans Wired en amont de sa fuite (le numéro d’Aout, celui de sa disparition, pour être exact), en s’attelant à mettre en perspective, par l’exemple de Matthew Alan Sheppard, quarantenaire ayant abusé de sa carte pro et qui met en scène sa fausse noyade pour éviter les poursuites, ce qui peut pousser un homme à vouloir disparaitre.

Comme s’il se préparait à ce qu’il allait vivre, cette version « froide » d’une traque permet à Ratliff de se placer du côté des traqueurs et du bilan, désabusé :

« En disparaissant, Sheppard ne s’est pas débarrassé d’un poids sur les épaules, il a simplement échangé ses ennuis contre d’autres. « C’était quoi le pire ? se demande-t-il aujourd’hui. Mes problèmes quand j’ai décidé de faire ça ou ceux que j’ai rencontrés pendant ma cavale ? »

On pourra, un peu comme pour son récit principal, si haletant que frustrant quand il cesse (mais quelle tension jusqu’alors !), reprocher à ce deuxième acte sa brieveté, et son impossibilité à se détacher, une fois encore, d’une forme de narrative non-fiction, Ratliff restant dans une recension des étapes de la traque plutôt qu’utiliser son exemple pour élargir le spectre (judiciaire, psychologique, social, etc).

Mais il faut peut-être prendre, pour les savourer pleinement, ces deux témoignages pour ce qu’ils sont : deux fuites en avant, deux « histoires », deux portes ouvertes dans notre esprit de lecteur plutôt que des conclusions, et qui préfèrent nous laisser tout à la fois à ressentir (Disparaitre) et disséquer (Dans la Nature) ces tentations : être ou dispar-être.

Et blêmir de ce constat, qui émerge, en sourdine du désir : avec le numérique, la trace devient existence, et nous interdit à devenir fantômes. Où commence et où s’arrête le droit à disposer de soi-même, jusque dans sa disparition ?

Editions Marchialy, 130 pages, 17 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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