A peine quelques semaines après la sortie d’Exit, Eric Rondepierre publie un nouvel ouvrage intitulé Facéties qui entretient un certain nombre de liens avec son essai précédent. Dans les deux cas, il s’agit de livres hybrides, recueil de textes pouvant paraître hétérogènes mais traversés par les mêmes motifs, les mêmes interrogations. Écrivain et photographe, Rondepierre explore avec beaucoup de talent les territoires de l’enfance, la question de l’intime et mêle à ses évocations autobiographiques une dimension réflexive et théorique toujours stimulante.

Que ça soit dans Exit ou dans Facéties, il est toujours question chez l’auteur de la manière de trouver une place dans le monde et d’arriver à l’habiter plus ou moins. Dans Exit, c’est par l’image et la photographie qu’il parvenait à circonscrire une position à la fois à l’extérieur et au cœur de ce monde. Avec Facéties, c’est par le geste qu’il ouvre une brèche dans le mouvement absurde du monde et qu’il cherche à définir des rapports nouveaux et singuliers face à l’organisation sociale.

Dans Cirques divers, une première partie composée de trois textes, Eric Rondepierre raconte trois expériences auxquelles il s’est livré plus jeune, relevant à la fois de l’esclandre, de la performance artistique et du théâtre. En 1978, lors d’une audition publique pour une émission de Michel Drucker, le jeune homme monte sur scène de manière impromptue et reprend Ne me quitte pas de Jacques Brel d’une manière tout à fait singulière. Son deuxième récit nous transporte du côté de Rotterdam où, en compagnie d’une troupe de comédiens français, il se livre à une sorte de happening et s’interroge sur la manière de capter l’attention des badauds de ce quartier piéton. Enfin, le troisième segment revient en détails sur une conférence autour de la photographie que Rondepierre va chercher, de manière plus inconsciente que réellement voulue, à faire sortir du ronron rassurant des colloques culturels où « personne n’écoute les gens parler » et où « les gens viennent pour s’installer un peu plus que d’habitude dans le sommeil et prennent leur place réservée à cette fin, uniquement pour dormir, et ensuite se sustenter dans un cocktail et serrer des mains, échanger des adresses. »

La deuxième partie de l’ouvrage est une Théorie de la grimace qui, en dépit de son titre, n’est pas uniquement un essai sur cette question. En effet, Eric Rondepierre n’hésite pas, une fois de plus, à mêler à ses réflexions quelques évocations autobiographiques, revenant sur son goût pour les grimaces venu de l’enfance (« J’ai ressenti très tôt le besoin de me livrer directement à cette mobilité faciale, en l’agrandissant par la suite aux dimensions du jeu humain. ») mais également sur ses facéties dans un amphithéâtre de l’université. S’appuyant par la suite sur quelques exemples artistiques, l’auteur montre qu’il y a dans la grimace et la manière dont elle peut provoquer le rire, quelque chose qui fissure le mouvement trop lisse des conventions humaines, qui renvoie une image déformée des simagrées sociales.

Et c’est ce surgissement que Facéties analyse et loue sans pourtant le réduire à un mode d’emploi didactique. En partant de sa propre expérience d’individu inadapté au monde et à son mouvement (« J’ai joué toute ma jeunesse la comédie du type qui ne foutait rien, et j’ai fini par y croire, par effectivement ne rien foutre, à ne rien foutre à un degré difficilement imaginable. Arrivé à un tel point de désœuvrement, je ne pouvais même plus me permettre de songer à travailler sans baisser dans mon estime, sans capituler devant ce qui me semblait essentiel : ne jamais participer au mouvement du monde, ne jamais collaborer à son inlassable labeur, à cette frénésie d’occupations toutes plus dérisoires les unes que les autres. Les gens qui travaillent n’ont jamais apporté partout que le malheur, ceux qui travaillent pour la communauté ont particulièrement apporté le malheur, ils l’ont apporté et importé chez ceux qui ne travaillaient pas, comme une maladie, un virus, il fallait que cela parvienne à la conscience de chacun pour qu’on arrête simultanément le malheur et le travail. »), il s’appuie sur la grimace pour établir un lien paradoxal avec ledit monde. Paradoxe car si ce sens de la facétie permet à l’auteur de tisser un lien avec les spectateurs devant qui il se produit (Rondepierre insiste sur sa capacité à faire rire aux larmes), il renvoie également une image grinçante des rapports sociaux et de leurs conventions. La grimace n’est pas une simple blague qui cherche la connivence mais introduit dans les relations humaines un gouffre, une béance, un malaise qui peut se résoudre dans le rire mais pas seulement.

D’une certaine manière, la grimace est aussi un moyen d’introduire de la fiction au cœur du réel, de faire déborder une audition ou un colloque du côté d’un imaginaire venu de l’enfance et de faire du monde une scène de théâtre, en un grand terrain de jeu. C’est par le biais de ce jeu qu’un enfant précocement conscient des simagrées des adultes tente d’habiter un espace d’où il est exclu.

« La facétie ne pèse pas lourd dans l’équilibre du monde, c’est un luxe qui me convient. »

***

Facéties (2023) d’Eric Rondepierre

Éditions Tinbad

ISBN : 979-10-96415-59-5

100 pages – 17€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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