Cyril Anton – « Le Nain de Whitechapel » (Éditions du Sonneur)

Les éditions du Sonneur ont récemment fait paraître dans leur Petite Collection qui recèle de textes méconnus et étonnants, la nouvelle Freaks de Tod Robbins [1] à l’origine du film éponyme de Tod Browning. En découvrant, toujours chez le même éditeur, Le Nain de Whitechapel, on se demande si cet ébouriffant premier opus de Cyril Anton qui vient de sortir, ne met pas en scène un personnage qui se serait échappé du cirque de Papa Copo [2].

Nous sommes d’entrée projetés dans l’histoire du nain Oscar Swinburne, dont le nom de famille – l’auteur est facétieux – rappelle celui d’un poète anglais de petite taille ayant œuvré au XIXe siècle, souvent taxé d’excentricité et considéré comme déviant par ses contemporains bien-pensants [3]. Même si au cours du roman le personnage narrateur changera d’identité, le ton est donné.

Dès les premières pages, le lecteur est littéralement aspiré dans un univers aux contours de conte macabre et aux codes complètement fantasques. Oscar, qui est né avec une tare physique alors que son frère jumeau est doté de parfaites proportions, fait honte à sa famille d’aristocrates londoniens. Bien que très doué pour le piano, et protégé par Teresa, une domestique estropiée qui rêverait de pouvoir s’échapper dans le monde rassurant d’une boule à neige offerte un jour par son fils sujet à des crises de folie, il est vendu sans aucun état d’âme par ses parents, une fois adolescent, à un marchand de chiens. Il est rapidement sauvé en même temps que deux pauvres cabots souffreteux par Freddy, un pianiste de jazz noir que l’alcool a esquinté résidant à Whitechapel, un « quartier où le soleil ne montait que dans les toiles des peintres pour y macérer sous de mauvais vernis ». Oscar découvre que Freddy est un musicien doué capable de produire comme personne la « blue note », qu’il répare non seulement des pianos mais en fabrique aussi un, baptisé « Le Lisa » – du nom de sa défunte épouse –, unique en son genre puisqu’il possède une octave supplémentaire. Il n’aura pas le temps d’en terminer la construction car il sera sauvagement assassiné par le Tabula Rasa, un terrible gang aux pratiques abominables.

Oscar comprend que Whitechapel est un Moloch à la gueule de cauchemar dévorant tout sur son passage lorsqu’il se retrouve face aux corps sans vie de Teresa et son fils tombés eux aussi entre les mains des monstrueux tueurs. Il n’aura dès lors de cesse de mener à bien une enquête acharnée pour découvrir qui se cache derrière ce groupe de meurtriers en travaillant pour Scotland Yard d’abord et en investiguant ensuite avec ses propres moyens. Devenu aussi le protecteur de tous les misérables cabossés et êtres incomplets qui hantent le quartier, il se lance dans la construction complètement folle d’une boule à neige géante pour mettre tout le monde à l’abri des frasques sanguinaires du Tabula Rasa. Son centre est occupé par la demeure de Freddy où il continue de loger et dans laquelle se trouve encore « Le Lisa » dont les immenses proportions lui permettent de dormir à l’intérieur, comme un vampire le ferait dans son cercueil. Il devient Octave Dièse et se met en ménage avec Rose, une prostituée muette et unijambiste dont il est tombé fou amoureux. La sphère protectrice est aussi énorme qu’Oscar/Octave est petit. Rappel de la version miniature possédée par Teresa, l’immense boule à neige reflète aussi la démesure de son ardeur à retrouver les assassins de ses anciens protecteurs. L’univers créé en son sein, censé offrir un environnement apaisé à tous les fracassés de Whitechapel, ramener chacun à un état d’innocence, évoque celui connu dans la prime enfance par le nain et son jumeau lorsqu’ils vivaient en vase clos, ne recevant que la visite de précepteurs et professeurs de musique à domicile. On se doute évidemment que le cours des événements ne se déroulera pas tout à fait comme l’aurait souhaité Oscar/Octave…

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Avec Le Nain de Whitechapel, Cyril Anton arrive sur la scène littéraire comme l’un de ces orages qui ponctuent à plusieurs reprises son histoire. Son texte est une fantasmagorie qui suture les genres les uns aux autres, à l’image de ce que les terrifiants détraqués de sa fable réalisent avec leurs victimes. La grande réussite de l’écrivain réside dans sa capacité à offrir aux lecteurs un objet littéraire halluciné parfaitement non identifié et à déployer un récit à l’allure très cinématographique par la puissance des images convoquées et les références qu’il appelle. L’écriture, la mesure sont perpétuellement bondissantes. Il semble avoir pensé son roman comme un film muet accompagné d’une musique de ragtime. Tout y est emmené sur un rythme endiablé, les ellipses aidant à donner au tout une nervosité et une frénésie qui jamais ne faiblissent. Cette musique de fond agit comme une rythmique simple et enjouée pour accompagner aussi bien le burlesque de certaines scènes que les crimes horrifiques décrits et participe à la savoureuse dimension grand-guignolesque du texte qui contient par ailleurs d’extraordinaires trouvailles. C’est comme si Charlot et Buster Keaton sous coke étaient partis rendre une petite visite aux créatures les plus démentes sorties des studios Hammer et Amicus réunis et auraient décidé de participer avec elles à une espèce de foire d’épouvante paranoïaque complètement incontrôlable.

Le texte enchaîne des péripéties toutes plus imaginatives les unes que les autres et on ne peut s’empêcher de penser par ailleurs aux univers extravagants colorés de tons sépia et aux personnages bourrés d’une humanité déglinguée de certains films de Guy Maddin. Le roman ne tombe jamais dans le ridicule parce que l’écrivain assume parfaitement l’outrance et la folie furieuse des situations qu’il propose et parce que tout cela est contenu dans une langue superbe qui aurait été mise en fabrique dans la forge de Jérôme Bosch ne fonctionnant que sur le tempo d’un temps désarticulé (comme l’indique le nom du bien nommé bar « Le Broken Time », quartier général d’Oscar/Octave et ses amis, un « endroit réputé pour être un dépotoir d’hommes et de femmes qui, sans domicile, l’habitaient, quelques bières à la main »).

Enfin, l’idée de faire surgir dans l’histoire cette gigantesque boule à neige apparaît comme une réappropriation formidable de celle de taille normale qui occupe une place si importante dans le film Citizen Kane d’Orson Welles. En effet, tout ce qu’il y a de plus précieux sur terre pour le personnage se retrouve contenu dans une petite sphère de verre : la neige rappelle Rosebud à Charles Foster Kane, le traîneau de son enfance, lié à une période d’insouciance  définitivement perdue avant que sa mère ne décide de l’éloigner du foyer familial. Ce n’est donc pas un hasard si la petite amie d’Oscar/Octave qui acceptera de vivre avec lui dans l’improbable bulle se nomme Rose. Ce globe, c’est aussi métaphoriquement le monde créé et circonscrit par l’écrivain-démiurge qui observe les personnages qu’il a façonnés, dont il décide du sort et qu’il articule à son gré, tels des pantins.

Cyril Anton frappe fort pour une première œuvre. Son talent de conteur indéniable et son imagination sans limite donnent à son Nain de Whitechapel une place qui se situerait quelque part entre le magnifique Cristal qui songe de Theodore Sturgeon et le démentiel roman Les Aiguilles d’or de Michael McDowell, ce qui devrait inciter tout un chacun à se précipiter dessus. Une seule précaution à prendre ceci dit avant d’en débuter la lecture : rangez bien au placard tous vos repères et prenez garde aux gargouilles au-dessus de vos têtes.

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[1] Sortie le 19 octobre 2023. Préface de Xavier Legrand-Ferronnière et traduction de Anne-Sylvie Homassel.
[2] Nom du directeur du cirque dans Freaks.
[3] Poète anglais célèbre pour son décadentisme. Il est décrit par Michel Cluny dans le magazine Lire en 1991 comme un « elfe sulfureux, angoissé, provocateur, adorant la fustigation des vagues […] et un maître, panthéiste reniant les dieux, poète alliant romantisme ténébreux et visions morbides. [Il] est l’un des auteurs maudits par le puritanisme victorien [et posséde] l’incomparable don de faire écho aux murmures des vagues comme aux cris de la peur. »

Éditions du Sonneur (La Grande Collection)
192 p., 17,50€
Paru le 18 janvier 2024, en librairie.
ISBN : 9782373852943

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