« Mets-toi là » : ainsi démarre pour Jeanne, la jeune provinciale, la vie parisienne à la Tannerie, ce magnifique nouveau lieu en devenir, symbole de la transformation de la proche banlieue de son passé industriel vers son avenir artistique. Ses voûtes immenses, ses expositions d’art contemporain engagées, ses missions à destination des quartiers comme son futur Moulin, lieu de privatisations et de coworking. Ses collègues sont jeunes, dans le vent, un peu impressionnants, mais elle sent bien qu’elle finira par trouver sa place et une situation pérenne, dans cette vie et dans cette ville. Malgré les précarités, les soulèvements sociaux, les migrants qui envahissent les quais : le lieu, c’est le lien, placarde-t-on partout. Peut-être son amour pour Julien pourra l’aider à obtenir cette place dont elle rêve tant ?

C’est son histoire, son « éducation » que conte ce nouveau roman de Célia Levi, paru chez Tristram.

Belle idée immédiate de ce « La Tannerie » au double titre malicieux (aussi bien nom du lieu que du cuir que celui-ci tannera métaphoriquement), que de s’attaquer à une friche puissante et pourtant oubliée de la fiction, à savoir les lieux d’art contemporain, white cube et autres paquebots multi-pratiques subventionnés, avec en ligne de mire discrète entre autres des mastodontes comme le centre Pompidou, la discrète fondation Fiminco ou plus directement le 104. Celia Levi semble y trouver une nouvelle férocité et ampleur dans sa réflexion déjà entamée dans ses précédents romans, toujours chez Tristram, à savoir la manière dont se tisse la soumission des générations et travailleurs aux illusions du travail ou d’une société, et à son discours de façade. C’était le microcosme grossissant de la Chine à deux vitesses et visages dans « dix yuans un kilo de concombres », ou la rage et la désillusion des jeunes filles échangeant des lettres de feu sur le monde dans « Les insoumises ».

Elle entre ici dans un nouveau terrain de chasse : sous le béton ciré la plage ?

  • Rien vu, rien entendu, beaucoup dit : « C’était donc cela le projet : une morale politique » (p.281)

C’est que l’auteure n’est pas tendre tout au long de ces 376 pages avec ces grands machins, faisant mine d’offrir à la population en place une ouverture sur le monde pour mieux s’approprier leur passé à coup de restaurants à 20 euros, privatisations et grilles surveillées. Encore moins avec leur politesse ouatée et quasiment inattaquable qui parvient à désamorcer tout conflit sous une bienséance arty et leur permet sous couvert de coolitude d’exploiter leurs employés à coup de contrats courts, de tapes sur l’épaule et de grands discours quasi soviétiques sur l’art en marche et la participation de tous à un grand projet, quand un seul faux -pas avec un artiste peut leur coûter leur place, que s’organisent sciemment des luttes intestines ou des mises au placard humiliantes, ou qu’aux agents d’accueil se plaignant du bruit assourdissant des machines d’une œuvre hommage au lieu, on n’offre que des bouchons d’oreilles, à quelques jours de la fin. Le plafond de verre, partout, entre ceux qui tirent les ficelles et les autres.

Paquebots hors du monde, premiers pas d’une gentrification qui touche les esprits autant qu’elle les violente, boite de Petri d’un monde capitaliste et libéral à la dérive, ils subissent la foudre mordante et faussement polie de l’auteur, d’une justesse au scalpel, comme dans ce passage où, après plusieurs chapitres où la présence des migrants grandit sur les quais de Pantin, on finit par s’inquiéter d’un possible envahissement de la Tannerie (et d’une baisse du CA des buvettes) :

« Il y eut une réunion de quartier, car il y avait des suspicions de cas de gale et de tuberculose. Des articles paraissaient dans la presse. Matteo disait que ses recettes allaient chuter, qui s’assoirait aux tables de la buvette ? les gens payaient pour une vue sur le canal, pas pour une vue sur les détritus. La situation ne pouvait pas durer plus longtemps, la direction de la Tannerie s’inquiétait car les tentes jouxtaient les cabanons. Leroy se trouvait dans une situation embarrassante. Il travaillait en étroite collaboration avec des collectifs de migrants, il était impossible d’être brutal, d’envoyer des CRS pour les déloger, cela risquait de nuire à l’image humaniste du lieu. Il fut décidé au plus haut niveau d’apporter tout le soutien possible aux réfugiés. Une grande banderole où était inscrit « MA bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouches. Ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. – Aimé Césaire » fut installée à l’entrée. Certes la phrase était sybiline mais c’était un beau geste, selon le personnel. »

Tout l’art de Celia Levi est, au fond, dans cet extrait : une manière détachée de raconter la violence sous-jacente, le scandale comme en passant, semblant prendre le parti du bullshit pour mieux le dénoncer, avec une acuité perçante et un sens du monde en marche (on y croisera les grands lieux parisiens, les évènements sociaux de ces années 2010).

Et de continuer, d’ailleurs : « Les employés qui jusque-là soupiraient de se sentir impuissants, coupables de ne pas agir, furent soulagés. »

  • « Elle se félicitait de travailler avec des gens de gauche. Ils étaient des êtres précieux, rares finalement. »

Car il ne faut pas croire que, même s’ils sont broyés par la précarité cool ou naviguent avec aisance en son sein, Sylvia, Matteo, Jeanne, Emma, Paula, Marie, Said ou Julien, nos « héros » dont on suit les évolutions tout au long de cette année, obtiennent l’adoubement.

Ainsi, loin d’être présentés comme des anges, ils se retrouvent aléatoirement tout autant victimes que bourreaux : à un stade individuel, d’abord, quand ils cherchent à se tirer dans les pattes pour un avancement ou refusent de prendre parti pour Said, injustement licencié, par crainte de perdre leur possibilité de CDI, mais aussi dans un stade collectif.

L’intelligence de l’auteur, bien loin du tract qui déshonorerait son projet (les puissants « bouh ») est alors de montrer plutôt comment le piège de la stagnation se referme : en diluant le collectif dans l’ego, et (nous y reviendrons) en glorifiant le discours, le libéralisme a libéré l’impossibilité de changement.

Au fil des pages, les personnages finissent, tout en traversant avec une justesse quasi journalistique tous les éléments du siècle et de la ville (la crise migratoire, la politique de Hollande, les sorties au Rosa Bonheur ou au Baron Rouge, les petits restaurants trop chers, les taxis partagés et les maisons montreuilloises) non pas, par appartenir au monde, mais par donner le sentiment de souffrir de ne jamais parvenir à appartenir à une Histoire (laquelle ?), comme Jeanne qui se débourre en enchainant les manifestations au gré de ses ballades, échouant comme rejetée sur la rive lors d’un soir à Belleville de ne finalement même plus comprendre pourquoi elles se font.

  • blablablabla : Woke and talk.

Dans les grands romans du XIXe, auquel l’auteure rend hommage autant par le style que par les péripéties, les héros, amoureux sans issues, se retrouvent souvent écrasés ou emportés par la puissance de l’Histoire en marche. Quelle histoire, pour un Julien Sorel moderne, quand la seule lutte consiste à essayer d’obtenir un CDI et de ne pas pouvoir renverser le monde ?

La chronique sociale, comme une traversée des apparences, se teinte d’une amertume profonde : que reste-t-il quand même les luttes sont inutiles ?

Des paroles.

Ce sont alors les grandes discussions enfiévrées et stériles sur Spinoza ou Bourdieu au café, les avis sur tout et les actions sur rien, dont l’ironie mordante viendra culminer avec les séquences de Nuit Debout, grande poussée de démocratie s’effondrant sur les rives du n’importe quoi, où la convergence des luttes se résume plutôt à une succession d’individualités des combats, les crapauds porteurs d’œufs et les specistes contre les sourds-muets et les défenseurs de la cause carcérale.

C’est le dernier versant, peut-être le plus mordant et le plus difficile à appréhender, du projet de « La Tannerie » : démontrer, presque par l’absurde à quel point ce bavardage, symbole absolu de la génération Woke (ce mouvement qui consiste à râler sur les réseaux plutôt que s’engager) génère tout à la fois la possibilité d’une lutte (ce qu’aurait pu être nuit debout) qu’elle finit par devenir un autre instrument de contrôle, en remplaçant les actes par une révolution de comptoir. L’information, partout, les luttes, nulle part. Tant mieux si tout cela génère un bruit blanc, tant que chacun reste à sa place.

  • Balzac, Flaubert, et tous les autres.

Au-delà de la puissance politique incroyable du projet, plaçant le roman en tête de ceux qui parlent le mieux du monde tel qu’il va, s’il fallait trouver un point faible au geste de l’auteure, cela serait du côté de son hommage quasiment pastiche aux romans naturalistes et au XIXe siecle ( Zola, Flaubert et Balzac en tête), qui finit par se retourner contre elle, aussi bien en réduisant les évolutions du récit (l’horizon du Bildungsroman, la description sociale) qu’en enchainant ses personnages, et notamment de l’héroïne principale, Jeanne, la naïve provinciale, à leur topos attendus.

Dans son meilleur, les errements et emportements lamartiniens de celle-ci rappelleront aux émigrés estudiantins de France la brutale appréhension d’une ville tentaculaire, la peur d’être ridicule face à ceux qui en maitrisent les codes, la sensation de ne pas en faire parti et de le désirer pourtant ardemment tout en sachant qu’une part de sa fatuité nous débecte. Les problèmes de sous, les erreurs sociales, les emportements de la jeunesse, le sentiment d’imposture de tout jeune adulte, la violence des premiers pas, les fragilités aussi bien immobilières qu’amicales, aussi.

Dans son pire, et parfois dans le même mouvement, la volonté de Célia Levi de faire de son héroïne pure tout à la fois la démonstration par le vide de cette vanité et d’exacerber par grands traits sa distance finissent par la faire s’auréoler d’une brume de Bécassine chez les bobos, « cœur simple » oscillant de la sincérité à la bécasserie, se perdant en circonvolutions de pensée comme dans les rues à la recherche d’un fantôme, Julien, qui ne lui accorde pas un regard ni un CDI. Bref, une Frédéric Moreau ayant pour unique éducation sentimentale une forme poussée d’érotomanie envers un trou du c** bobo, gauchiste de pacotille et penseur de caniveau que, s’il en pressent le potentiel dramatique et sans issue très vite, le lecteur aimerait baffer dès les premiers chapitres (ce qui, sur 400 pages, finit par être usant).

  • Au bonheur des drames

Cet affaiblissement fictionnel, s’il rend la lecture parfois distante et si Celia Levi rate un peu son personnage principal, n’empêche jamais la force et l’ampleur du projet, et on quitte ces 376 pages avec le sentiment de la traversée d’un état protéiforme du monde contemporain, et dont la valeur, si elle a aujourd’hui celle d’un constat, viendra à la manière des grands naturalistes avec la distance des années devenir celui d’un témoignage.

Des illusions, désillusion. Chronique d’un monde en morceaux, échoué sur les rives du discours tout puissant et d’une Histoire qui ne semble même plus s’écrire : état des lieux et des liens de notre monde occidental au tournant du siècle. Le livre d’une génération. La nôtre.

Editions Tristram, 376 pages, 21.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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