Benoît Christel, Pierre Magne, Arnaud Marie – « A chaque instant la fin du monde »

Réchauffement climatique, pandémie mondiale, catastrophes naturelles provoquées par les activités humaines, guerre en Ukraine, répression inouïe des révoltes populaires : chaque jour semble nous apporter la preuve de l’effondrement en cours. Notre monde ressemble de plus en plus à celui filmé par Romero dans Land of the Dead : une minorité très riche confinée dans de luxueux bunkers pour résister aux hordes de zombies déclassés sous les coups de boutoir d’un capitalisme devenu exsangue. Fort de ce constat forcément pessimiste, les auteurs d’ A chaque instant la fin du monde nous invitent à partir au combat et se proposent de réhabiliter certaines « vertus » afin de se jeter dans la bataille.

En ce sens, ils se distinguent d’un certain nihilisme à la mode chez les « collapsologues », Cassandre trop préoccupés par le spectacle de la fin à venir pour tenter d’agir. Benoît Christel, Pierre Magne et Arnaud Marie nous le rappellent : la fin est déjà là ! « Ce que la pensée de l’effondrement met à distance, nous devons au contraire le prendre et le tenir dans la proximité. Cela veut dire admettre comme une expérience première que la fin est déjà sur nous, maintenant et durablement. Et pour cela, il faut nommer autrement ce qui nous arrive et le nommer de telle façon que cela nous implique. »

A chaque instant la fin du monde se présente comme une sorte de guide théorique et pratique visant moins à assener des solutions prémâchées (les modes d’emploi pour le Grand Soir, on a déjà donné !) qu’à proposer un cheminement éthique qui pourrait nous permettre de réinventer notre rapport au monde.

La force de cet essai, c’est qu’il parvient à maintenir un équilibre constant entre les expériences sensibles et une nécessaire distanciation théorique et philosophique. Lorsque arrive la conclusion, les auteurs expliquent que ce livre est né au moment de la révolte des Gilets jaunes et de leurs expériences des luttes depuis novembre 2018. Mais ils précisent aussi : « Nous ne parlons pas de ces expériences, nous parlons depuis ces expériences, c’est notre seul certificat de vérité. » Il ne s’agit donc pas d’un livre sur les Gilets jaunes mais l’ombre de cette expérience sensible plane sur ces pages : une très belle évocation des liens nés sur les ronds-points dans le chapitre « attachement », une ode lyrique à Christophe Dettinger, moins pour le personnage (non dénué d’ambiguïté) que pour la pure beauté du geste (dans une optique à la Giorgio Agamben) : « En basculant sur la passerelle, Dettinger a changé de dimension, il a fait surgir un monde-à-côté. Un geste aberrant l’a projeté hors d’une vie où plus rien n’est possible, dans un monde où tout peut arriver. On sait bien que la manifestation sera réprimée et le boxeur arrêté. Dettinger ne peut annuler ce désastre, il peut juste le retarder, dilater chaque seconde jusqu’à la gonfler d’éternité. ».

Ce qui importe pour les auteurs, c’est de réinventer des gestes et des manières d’être au monde, guidés par des « vertus ». Si le terme peut d’abord surprendre tant sa connotation paraît vieillie et, surtout, à vocation individuelle (la quatrième de couverture précise justement qu’il est important de ne pas abandonner cette notion aux « charognards du bien-vivre et du développement personnel »), il désigne surtout une autre manière d’habiter notre planète et d’envisager l’altérité dans une optique plus authentique.

Les vertus louées dans cet essai ne sont jamais abstraites et naissent de l’expérience sensible. En ce sens, elles bouleversent comme bouleversait l’arrivée au sein d’une famille bourgeoise le mystérieux étranger incarné par Terence Stamp dans Théorème (la référence à Pasolini n’est pas fortuite car le poète et cinéaste italien est largement convoqué au début du chapitre « attachement »). Si on énumère lesdites vertus analysées, on constate qu’elles sont aussi celles qu’adoptent les personnages du film : le « détachement », qui ne consiste pas dans le surplomb hautain du dandy mais dans le refus d’attendre la moindre reconnaissance de ce monde et ses institutions vermoulues, l’ « esprit de pauvreté », qui ne se réduit pas au sacrifice chrétien (on notera néanmoins la référence à Saint François d’Assise…comme chez Pasolini dans Des oiseaux, petits et gros) mais permet de rompre avec l’esprit de prédation capitaliste et consumériste ou encore le « serment ».

Et si l’on me permet de poursuivre ma comparaison avec Théorème, ces vertus mises en pratique cohabitent avec la violence du cri final du film. A chaque instant la fin du monde est, dans le même mouvement, un livre de révolte (le Comité invisible est cité parmi les références en fin d’ouvrage) où la colère se mêle à une volonté de réinventer une éthique au sein de nos existences. Mais la violence qui se dégage parfois de certains textes n’est ni gratuite, ni revancharde. Il ne s’agit pas de couper à nouveaux des têtes pour les remplacer par d’autres que l’exercice du pouvoir corrompra forcément. Non, cette « violence » sera joyeuse et conservera en elle cet esprit de l’enfance -très bien mis en valeur dans le beau chapitre « tête de pioche »- que l’injustice révolte.

Cette violence, « ne signifie pas qu’elle est bonne du fait même d’être violence. Cela veut dire, au fond humblement, qu’elle n’a aucune ambition de fonder. Elle suspend et elle défait, elle n’est pas une étape dans un programme. Elle est moyen pur, et non pas ordre. Elle ne fonde rien, elle est manifestation de ce qui est déjà là et qu’on croyait impossible. Prendre un rond-point, tout bloquer et réveillonner au son des klaxons, faire tomber une caméra de surveillance sous les hourras de la foule, tenir une première ligne de défense avec des parapluies, casser le bitume sous un char festif en papier mâché, faire la fête dans un commissariat déserté : la contre-violence manifeste la possibilité toute nue d’une existence à l’extérieur du pouvoir ? C’est pourquoi elle ajoute à la bagarre la surprise, l’ironie, la joie. C’est pourquoi elle n’est pas forcément blessante. Elle manifeste que la contingence, contre toute nécessité, n’a pas disparu. »

***

A chaque instant la fin du monde : livre des vertus à l’épreuve du désastre (2022)

Auteurs : Benoît Christel, Pierre Magne et Arnaud Marie

Éditeur :  L’Escargot

ISBN : 978-2-38074-011-0

159 pages – 15€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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