Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon – « Une histoire du jeu video en France – 1960-1991 : Des labos aux chambres d’ados » »

Il était temps : après des décennies marquées par un silence assourdissant, puis une prédominance américaine que seuls quelques ouvrages parvenaient à compenser en les ouvrant vers l’Europe (comme le célèbre Replay : The History of Video Games du journaliste Tristan Donovan paru en 2010), voici donc enfin édité chez Pix’n’Love éditions, grands passeurs de textes et de jeux video dans la culture avec un grand C snob*, un texte majeur issu des recherches d’Alexis Blanchet, maitre de conférence à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, et Guillaume Montagnon sur le passé plus ou moins récent d’un medium magnifique mais trop souvent méprise : « Une Histoire du Jeu vidéo en France. 1960-1991 – Des labos aux chambres d’ados ».

  • Des pixels et des hommes : histoire d’une petite épopée.

« En France » et non pas « français ». Le glissement est loin de n’être que sémantique, tant l’ouvrage se tient tout au long de ses plus de 500 pages à mille lieues d’un roman national héroïque.

Car déminons immédiatement ce que le livre n’est pas : ce n’est pas un livre technique, encore moins un livre de game design, ou de name dropping, surtout pas (ou à la marge) une histoire cataloguée des jeux de ces décennies.

Sa belle intelligence, au contraire, est de faire de son parcours un lieu de dialogue tout à la fois local (maillant le territoire de Lille à Montpellier) et international, en montrant comment le jeu en France, ses pratiques, ses acteurs, n’ont pu se structurer et se créer que par les apports et échanges, mais aussi par ses irrigations transerves : du bar aux labos, de la littérature au cinéma.

En refusant d’adopter l’un des pans techniques ou artistiques qui limiterait son horizon, Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon plongent alors avec délice dans l’ensemble du tissu d’un système complexe, qui les verra traverser aussi bien les grandes étapes industrielles, certes, mais aussi les franges délaissées habituellement par les universitaires ou essayistes, comme la structuration des distributeurs, boutiques ou les drames sociaux qu’une telle évolution stipule, comme le cas des ouvrières de Socodimex, fabricant de machines Atari en France, licenciées avec brusquerie.

Leur narration, qui démarre dans les années 60, avec le flux des premières expérimentations (après retard à l’allumage) dans les labos français, où morpion, tic-tac-toe ou Go-Bang servent moins à divertir qu’à faire évoluer machines et programmes en démontrant les possibles d’un langage nouveau, se déploiera très vite avec le développement des « kermesses », ancêtres désuets des salles d’arcade où les antédiluviens flippers côtoient les nouvelles arcades de chez Sega.

Puis ce sera l’arrivée du jeu à domicile, celui des Home Pong remplacés peu à peu par les premières consoles américaines à cartouches interchangeables, Videopac, Atari 2600 ou Intellivision, jusqu’à l’effondrement du marché US de 1983, laissant le champ libre à l’émergence progressive d’une industrialisation française, de Froggy Software à Cobra Soft en passant par Ubi ou Infogrames, mais aussi un réseau de distributeurs (Innelec ou Guillemot) et de filiales d’Hachette ou Nathan, dont les études de cas viendront nourrir et éclairer le 4e chapitre.

En bonus, et même s’il n’en constitue pas le cœur, les auteurs interrogent dans une ultime partie co-écrite avec Sébastien Genvo de l’Université de Lorraine ce qui pourrait être l’avatar d’une french « touche » à travers l’étude d’un genre particulièrement français, le jeu d’aventure, ses points communs comme ses différences, ses évolutions vers l’international et ce qu’elles racontent du médium en général, notamment dans son rapport à la littérature, au cinéma, et à une progressive internationalisation des manières de jouer.

  • Les jeux (videos) et les hommes : une histoire.

En résulte une narration qui bien que chronologique et universitaire, témoigne d’un foisonnement aussi bien dans ses sujets que ses sources : entretiens divers, études scientifiques, symposiums poussiéreux, magazines papiers ou revues pro.

C’est qu’au-delà du plaisir de l’anamnèse, ou de futures recherches pour lequel il n’en constitue pas moins une base extrêmement solide et documentée, on sent chez les auteurs l’importance d’un Travail de mémoire : celle des acteurs, morts ou âgés pour certains, ayant changé de vie pour beaucoup, mais aussi des évolutions langagières ou de vocabulaire (qui se souvient aujourd’hui du domaine de l’« automatique » (arcade) ou des « meubles » (bornes de jeu) ?), toutes témoignant, avec force extrait et citations directes d’entretiens, à leur manière, d’une histoire humaine en marche à une échelle finalement très restreinte.

  • Microcosmania

Car l’ouvrage, déjà passionnant, devient subitement touchant quand il s’attarde chapitre après chapitre sur le destin et les micro-aventures de chacun de ces hommes : les barbouzeries initiales de Jeutel, les disquettes cachées sous les trains des TGV, les allers-retours en avion ou train pour attraper en masse les nouveautés outre-manche ou atlantique, les contrats véreux ou l’argent qui s’échappe ou coule à flot, les machines qui tombent en rade ou la course à l’échalote pour faire les poches de Matra et de Lagardère, les gamins envoyés à la FNAC réclamer un produit pas encore sorti, les techniques pour adapter de plateformes en plateformes des jeux plus ou moins légaux, plus ou moins copiés d’autres succès, plus ou moins bien crackés.
Le bruit du monde autour aussi, avec les regards tout aussi fascinés que dubitatifs des grands organes de presse ou du public, que l’auteur reproduit in extenso, les difficultés à définir ce qui serait un auteur de jeu, et s’il faut ou non le protéger, s’il s’agit (déjà !) de culture ou non.

C’est sans doute la particularité de ce récit français, qui loin des épopées lyriques et industrielles internationales telle qu’Atari, Nintendo et consorts (les expérimentations laborantines, trop loin des industries, restent lettre morte, et la suite sera perfusée au nippon et américain) se structure très vite autour d’entreprises moyennes ou à la vie éphémère, de petits distributeurs ou de magasins ressemblant plus à un club de passionnés, et qui vu de notre regard contemporain impressionne surtout par la jeunesse de ses premiers acteurs : de Loriciel à Infogrames en passant par Cobra Soft, de Lille à Paris et Lyon en passant par Baume-Les-Dames, Creutzwald ou Châlons, ce sont des gamins passionnés, parfois mineurs, souvent honteux (« dites à mes parents que je fais de la gestion chez vous » dit l’un d’eux) qui pressentent dès l’orée des 80’s le potentiel micro-informatique notamment, quand les rares incursions industrielles (comme Matra) ou d’état virent à la pantalonnade.

Bien sûr, ces feux follets seront bien vite remplacés par une seconde génération qui va petit à petit grapiller le marché par sa force de frappe : Microids, Ubisoft, ou même Micromania du côté distribution, quand ce n’est pas les studios explosifs et marquant à jamais la mémoire du jeu comme Delphine Software avec les créations mythiques d’Eric Chahi (Another world en tête).

Pour eux tous, une interrogation : doit-on garder notre identité, perfusées comme aux premiers temps d’un rapport très littéraires et BDesques (adaptation d’Asterix, de la BD belge, des Schtroumpfs, etc) voire sociale (l’improbable histoire du jeu « Chomedu », les créations d’emploi en local, etc), et développer une industrie ancrée dans ce patrimoine, ou se tourner vers l’internalionalisation des formes que le jeu video semble par essence porter en lui en imitant américains et japonais ?

Avec tous les paradoxes qu’une telle tentation contient, l’ouvrage s’éteint d’ailleurs sur cette question : le jeu video français a-t-il seulement existé ?

Qu’importe au fond. En contant ces tentations contraires, ces périodes de bruissements, de tâtonnements, le récit d’Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon trouve un véritable envol et une universalité : celle de destins humains, aux profils multiples, embarqués par un mélange de rêve et d’innocence, bien conscients de ne pas être le cœur du monde mais prêt à tout pour tenter leur place pour vivre, dans un mélange d’opportunisme et de passion, ce qu’ils pressentent comme un tournant majeur de l’humanité.

Avec cette aventure tout à la fois profonde, rigoureuse et passionnante, Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon apportent avec limpidité et humanité, dans un cercle qui devrait dépasser le simple cadre des joueurs, une pierre majeure. S’ils nous laissent à l’orée de ce grand saut vers l’inconnu qu’est l’industrialisation du début des 90’s, échappée folle qui aboutira aux mastodontes d’aujourd’hui, on ne peut que d’ores et déjà applaudir et attendre avec plaisir la suite des aventures : Same player, shoot again. Vite.

Editions Pix’n’Love, 448 pages. 30 euros. En librairie.

* avec quelques grands acteurs comme l’excellent magazine JV -et leurs magnifiques ouvrages sur les jeux video des années 80 et 90 en bonus-, Gamekult  ou les articles du Monde de la rubrique Pixels, quand Audureau, Corentin Lamy et consorts ne live-testent pas avec force chevaux noyés Red dead Redemption 2

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

2 comments

  1. Jean-Nicolas Schoeser
    Author

    Bonjour sseb,

    Merci beaucoup de votre message, et je corrige dans la foulée 🙂

    (ca me rappelle le passage du livre où les francais essayent de définir le nom et l’orthographe du medium)

  2. sseb22

    Merci pour cette critique.
    J’ai moi aussi adoré le livre et je pense également que c’est un pavé (au propre comme au figuré) dans la mare des livres sur l’histoire du jeu vidéo par les infos et la Recherche effectuées par les auteurs sur ce sujet trop peu exploré de l’histoire du JV en France.

    PS : Vous avez écrit « jeux videos » au lieu de « jeux vidéo » tout en bas.

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