Malavida films ressort le 7 décembre ce chef d’oeuvre absolu de Wojciech Has dans une somptueuse copie restaurée.

Grand film romanesque, à la fois satire sociale et fresque historique dont la beauté de la reconstitution ne verse jamais dans l’académisme, La Poupée confirme une nouvelle fois le génie de Has, et ce, à travers son œuvre peut-être la plus accessible. Prenant pour décor la Pologne des années 1870, La Poupée suit les pas de Stanislaw Wokulski, un homme d’affaires qui, parti de rien, retourne dans sa ville d’origine après une ascension fulgurante.

© Malavida films

Adaptation du roman de Boleslaw Prus, dont Kawalarowicz avait tiré Pharaon deux ans plus tôt, l’intrigue de La Poupée est intégralement axée sur le destin de son personnage principal dont la fougue, l’énergie et les passions insufflent puissance, mouvement et intensité tragique à l’œuvre. Il n’appartient ni par l’extraction, ni par la conscience au beau monde des nantis et des aristocrates de l’ordre établi. Il gravite désormais dans cette faune qui doit désormais compter avec lui et qu’il méprise, résolu à la traiter sans la moindre pitié. Car il concentre toute son attention sur les pauvres, les faibles, les rejetés qu’il rêve secrètement de sortir de leur condition misérable. Il espère ainsi participer à la construction d’une société nouvelle qui verra les individus travailler ensemble, toutes castes confondues. Hélas, la rencontre de la belle Isabelle, une comtesse ruinée, dont il tombe amoureux au risque de se perdre met en échec sa mission, au moins pour un temps, cette revanche qu’il se promettait sur son passé, sur le monde et son injustice.

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Cet individu hors du commun, tout à la fois altruiste et misanthrope, magnifiquement interprété par Mariusz Dmochowski puise sa soif d’idéal et son désir de progrès social et politique dans sa perception aigue de l’injustice qui gangrène le monde. En pleine période de mutation profonde de la Pologne, à l’ère des grandes évolutions scientifiques et techniques de l’occident, quand le capitalisme triomphe alentour, passion, idéaux progressistes, valeurs traditionnelles, rapacité se heurtent dès lors, dans un monde en pleine confusion des valeurs sous l’empire d’un christianisme séculaire. L’aristocratie déclinante s’agrippe à ses derniers privilèges, face à l’appétit de la bourgeoisie conquérante. La satire, balzacienne, confronte ces deux milieux et nous plonge en pleine comédie humaine. Sadislaw évolue au sein d’une prétendue élite qu’il hait autant qu’elle a pu le dédaigner, et dont les membres, au regard de sa fortune, fulminent d’être ses obligés ; ils observent avec rancœur la réussite d’un moins-que-rien, partagés entre la crainte, la fascination, le mépris et l’obsession servile de gagner ses faveurs pour sauver leur rang. Seul un superbe personnage de vieille comtesse vient briser ces conventions en évoquant avec tristesse l’amour qu’elle entretenait en secret pour l’oncle du héros. Lors de cette émouvante confession, on perçoit dans ses rides et son regard mélancolique, la jeune femme qu’elle a été et toute la souffrance que lui a coûté le privilège de la naissance. « On commet bien des crimes en ce monde, mais il n’y a rien de pire que de tuer l’amour » conclut-elle. A ce titre, les rapports entre Isabelle et Stanislaw sont passionnants car ils incarnent le fossé des classes sociales avec des conséquences opposées qui tiennent à leurs différences de qualité humaine. La Poupée ne présente en effet pas une image d’un sentiment tout puissant qui survivrait à l’iniquité collective dans un Eden individuel. Bien au contraire, la féminité allie la férocité à la duplicité lors de liaisons plus que jamais dangereuses. Ici, les rapports de sexe reproduisent sempiternellement le théâtre social, les mêmes rites, avec arrogance et morgue. Ruinée, la comtesse envie la réussite du parvenu mais enrage d’être son obligée. Quand il propose son argent pour sauver sa famille, elle le soupçonnera toujours de duplicité et de cynisme. Vaincue sur le terrain de la fortune, c’est sur le terrain du sentiment qu’elle prend sa revanche : elle se sert du désintéressement et de l’ardeur de sa passion pour mieux le faire tomber dans ses filets.

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Par aveuglement Stanislaw prend ainsi le risque de renier ses idéaux, d’émousser et d’annihiler son sens critique, voire même de se compromettre, au contact d’une créature qui incarne pourtant tout ce qu’il déteste. La comtesse cache soigneusement sa monstruosité sous le vernis de la bonne éducation et sous l’apparence de la perfection et c’est seulement lorsqu’elle démasque la difformité de son âme que l’idole de porcelaine se brise aux yeux de Stanislaw. Cette vérité de l’imposture dévoilée apparaît clairement pour le réalisateur comme le visage de l’aristocratie elle-même : prestance, allure, beauté d’apparence mais abjection de nature. On sombre avec le héros dans le vertige du trompe l’œil, à se demander avec lui qui est véritablement cette femme. In fine, le titre joue sur cette dualité de la figure de La Poupée inoffensive en apparence à la simple vue d’une coquetterie féminine, ou d’un simple jeu minaudeur mais dont la facticité, l’artifice constitue finalement la pire des armes, capable de transformer les hommes en pantins.

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Néanmoins, le regard précis et cruel de Has n’exclut nullement la compassion, car La Poupée tire sa profonde mélancolie de la personnalité de son héros dostoïevskien qui oscille entre douceur et rudesse, révolte charismatique et sensualité fragile, pareil à un ours qu’on surprendrait à pleurer. Le regard que Stanislaw Wokulski porte sur le monde, lucide et rêveur n’en devient que plus bouleversant, quand le réalisme de ses ambitions se mêle à l’ivresse de l’idéal. « Allons, bonne chance commerçant sentimental » lui lance un des protagonistes, définissant parfaitement toute la dualité qui le constitue. Au delà de son acuité critique, ce qui fait toute la singularité de La Poupée, c’est la capacité à intégrer l’intrigue réaliste à un décor qui perd de plus en plus pied avec le réel en glissant vers le fantasmatique. Comme dans La Clepsydre, le baroque reprend ses droits dans la représentation d’un monde de misère et de boue sous le prisme de l’onirisme, de l’expressionnisme et du symbolisme (d’animaux morts, de poupées cassées, de monceaux d’objets épars…) Les extraordinaires scènes de déambulation dans les quartiers pauvres, entre la faune et le cimetière, porté à la fois par la pitié et le grimaçant font glisser régulièrement la réalité vers le cauchemar. La caméra glisse à travers les arbres, longe les murs et les pierres laissant apparaître tout un foisonnement baroque de fer forgés, de végétation emmêlée, de trop plein d’objets hétéroclites ravagés par le temps, tout en arabesque. Il y a toujours un élément qui déréalise le décor : un petit théâtre au fond d’un cadre champêtre où a lieu un duel par exemple. La société, à l’instar de l’univers d’automates de La Clepsydre semble n’être constituée que de fantômes, des pantins grotesques à la blancheur terrifiante de morts vivants. D’un majestueux travelling latéral, Has dévoile les protagonistes d’une étrange soirée balayant la salle : des femmes immobiles, poupées de cire ou de porcelaine se tiennent au sein d’un décor baroque et poussiéreux dans lequel trônent des statues antiques. et décors ravagés par le temps, société d’automates, le monde est une maison de poupées, dominé par une société sclérosée dans ses privilèges et ses certitudes. Ces petites figures figées figurent la mort du sentiment et c’est à cet aboutissement que conduit la quête du héros sentimental. Plus le film avance plus il semble appartenir au domaine du rêve, fascinant, hypnotique, fantastique. La partition lancinante de Wojciech Kilar emplit La Poupée d’un mystère grandissant, soutenant cette sensation onirique entre la poésie l’angoisse, portée par la ritournelle de mélodies qu’on croirait sorties d’une boite à musique.

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Mêlant très subtilement de vraies préoccupations socio-politiques, en un sens critique aigu, à un romanesque époustouflant, La Poupée est une œuvre prodigieuse dressant une vision désabusée quant à la victoire des grands idéaux progressistes et d’égalité sociale, l’éveil des consciences, et la capacité d’un seul homme à changer le mouvement de l’Histoire. Au delà du pessimisme, c’est l’allégorie qui domine : arrivé comme une ombre, Ladislaw repartira comme il est arrivé, sans laisser de traces, miné par l’échec de ne pas être parvenu à être ce sauveur, mais laissant supposer qu’il réapparaîtra peut-être un jour ailleurs, sous une autre forme, lorsqu’une cause lui semblera utile à défendre. Il s’évapore dans la nuit comme s’il n’avait été qu’un rêve


La Poupée (1968) de Wojciech J. Has, avec Mariusz Dmochowski, Beata Tyszkiewicz, Jan Kreczmar, Tadeusz Fijewski, Kalina Jedrusik

 

 

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