Cette semaine est sorti Face à la nuit, un film taïwanais réalisé par Wi Ding Ho – qui est né en Malaisie en 1971, et qui s’est formé à l’Université de Cinéma de New York.
Le récit est construit en trois parties faisant remonter le spectateur dans le temps, lui permettant de parcourir à rebours l’existence douloureuse du protagoniste Zhang Dong Ling.

Un type de structure qui présente encore de nos jours un caractère singulier et intéressant, même si on est loin de la radicalité des narrations antéchronologiques de Peppermint Candy (Lee Chang-dong, 2000), de Memento (Christopher Nolan, 2000) ou de Irréversible (Gaspar Noé, 2002). Ici, chaque chapitre, assez long, garde une dimension temporelle cohérente, progressive, relativement linéaire.
Le dossier de presse nous apprend que la première partie se déroule en hiver 2049, la deuxième en été 2016, et la troisième au printemps 2000.

Outre qu’à chaque fois le spectateur assiste à des événements essentiels dans et pour la vie de Zhang Dong Ling, il fait toujours nuit. Ce qui peut justifier le choix du titre français – le titre d’origine étant traduit en anglais par Cities Of Last Things. C’est que cette vie est sombre, tragique, marquée par de multiples revers, des abandons et des trahisons. La troisième partie permet de comprendre quel serait le trauma d’origine expliquant, déterminant le parcours chaotique et malheureux du héros quand il grandit, vieillit.

La partie future et futuriste, se déroule en hiver. Il est dit qu’il fait « froid » [nos citations tirées des dialogues du film sont prises dans les sous-titres français], et il neige à un moment. Ce climat donne le ton de ce qui se joue au niveau psychologique, social. Zhang Dong Ling, qui est un homme d’âge mûr, a décidé de régler ses comptes avec des connaissances qui lui ont nui. Rien ne semble pouvoir le faire dévier de cette voie macabre. Il sera dit que le héros, même quand il est plus jeune, donc, est « têtu », « obstiné »… Qu’il l’est trop ! Zhang Dong Ling n’arrive manifestement pas à se détacher de ce qu’il a vécu dans son passé, à se séparer des êtres qu’il a aimés et aime encore – cf. notamment la question du divorce impossible avec son épouse.
Ne disposant pas de moyens financiers importants, le réalisateur Wi Ding Ho a imaginé par fragments, détails ce qui pourrait être le monde qui nous attend. Cette (re)constitution par anticipation peut paraître cheap. Mais elle est en fait intéressante, car le mixte entre ce qui relève du présent – dans les décors, les objets, les discours, les comportements – et ce qui est imaginé pour 2049 rend très actuel et accessible ce moment du parcours de Zhang Dong Ling. L’empathie spectatorielle fonctionne. Les drones, les puces implantées dans le corps, les poupées sexuelles, les règles strictes de vie édictées par un régime totalitaire gangrené par les technologies, la déshumanisation généralisée – les bus automatisés par exemple -, sont des choses que nous connaissons, ou dont nous parlons déjà comme de futures réalités (1).

Au début de Face à la nuit, en une scène inaugurale, un homme se jette du haut d’un immeuble et s’écrase au sol. Puis apparaît le héros, Zhang Dong Ling en train de vaquer à quelque occupation personnelle dans son appartement. Une voix émise par le Pouvoir à travers des haut-parleurs lance des messages hypocritement positifs et réconfortants, conseille aux habitants de ne pas se suicider. Comme si l’on était dans le Meilleur des mondes. Le spectateur comprend petit à petit, ou tout de suite, que l’humanité dans sa frange la moins favorisée est désespérée, ne sent pas d’avenir pour elle, est au bord du gouffre. Qu’elle est peut-être fondamentalement traumatisée – comme Zhang Dong Ling s’avérera l’être. Et le fait est que l’action vindicative menée par celui-ci est un véritable suicide. Il est repéré, filmé par des capteurs – il ne peut pas penser qu’il ne l’est pas : il est agent de sécurité -, et choisit de se jeter sur le petit aéronef sans pilote qui vient l’arrêter devant la fenêtre de son appartement, choisit de se jeter dans le vide… Lui aussi. En criant d’ailleurs : « Putain de technologie » – , comme si cet homme ne disposant que d’une arme de poing antique se savait dépassé, ne pouvait trouver sa place en ce monde et ce qu’il devient.
Cette issue est probablement la seule manière pour Zhang Dong Ling d’échapper à ce qui le hante, de retrouver sa femme qu’il a assassinée peu de temps auparavant, de quitter cet « endroit horrible » dans lequel il tente de survivre. De ne plus vomir sous les coups de la peine et de la haine.

© The Jokers Films

La deuxième partie raconte ce qui va pousser Zhang Dong Ling à se venger, de nombreuses années plus tard. C’est le temps des trahisons. Des questions peuvent se poser sur les liens entre les deux premières parties du film. Ici, les personnages sont beaucoup plus jeunes, ils ne ressemblent pas vraiment à ceux que l’on a vus auparavant et qui sont censés être les mêmes. Mais des fils relient ces blocs narratifs, des marques permettent de reconnaître ces personnages – la tache de naissance, sorte de puce naturelle sans danger, qui fait lien humain -, des situations se comprennent comme étant, au début du film, conséquences de ce que l’on apprendra plus tard, et, en cette partie intermédiaire, causes de ce que l’on a déjà appris. Il en sera de même concernant le deuxième et le dernier bloc de Face à la nuit.
Le registre de ce chapitre II est plus romantique et ardent que celui qui, dans le récit filmique, l’a précédé. Éloigné de sa femme à cause d’une situation à travers laquelle il montre déjà qu’il voudrait en finir avec la vie, Zhang Dong Ling savoure quelques moments d’amour réciproque avec une étrangère kleptomane qui parle français et se prénomme Ara – elle est incarnée par l’actrice Louise Grinbert. Une idylle éphémère, mais qui le sort un moment de son quotidien. Un quotidien encore humain – les bus ont des conducteurs -, bien que déjà glauque à cette époque.

La troisième partie, qui nous montre Zhang Dong Ling adolescent, explique et permet de comprendre le tempérament à la fois dur et sensible du héros. C’est le moment où est évoqué le noyau traumatique, le choc primaire – au sens quasi psychanalytique (3). Mais aussi celui à partir duquel Zhang Dong Ling va tenter de devenir quelqu’un, de réussir dans la vie… Ce à quoi il va parvenir – il deviendra significativement inspecteur de police, un homme qui fait respecter la loi, essaie de rétablir l’ordre -, mais jusqu’à un certain point… jusqu’au point où des événements réveillent ledit trauma – parce qu’il y a similitudes de situations : l’abandon, la félonie -, et où ainsi l’effondrement menace le héros.
Cette partie est peut-être la plus mélodramatique, doucereuse. La neige macabre n’est pas encore là, mais la pluie fait écho aux pleurs juvéniles.

Sans atteindre le délire jubilatoire extrême de Bong Joon-ho dans Parasite, loin s’en faut, Wi Ding Ho, mélange donc, ou associe, des registres stylistiques différents. Violence et passion – à l’humble niveau du réalisateur de Taïwan. Et pour cela il travaille sur la staticité géométrique, d’une part, sur le dynamisme, d’autre part – cf. les courses folles des personnages avec une caméra qui les accompagne, à pied ou en moto… Pour la partie concernant Ara, justement, nous n’avons pas raté le panneau d’un magasin avec, écrite dessus, la phrase : « A ride like no other ».

Wi Ding Ho travaille sur la lumière : on retiendra l’atmosphère clinique dans la première partie. Mais aussi la froideur bleutée de la pièce où Zhang Dong Ling tue son épouse. Le rouge qui baigne la chambre dans laquelle la femme jeune couche avec un autre homme en une mise en scène intradiégétique torride – la période 2016. Face à la nuit est comparé par beaucoup au cinéma de Wong Kar Wai, celui, par exemple, des Anges déchus (1997). C’est bien vu, d’autant plus que l’année futuriste est 2049 – ce chiffre apparaît à plusieurs reprises sur les écrans qui montrent ce que captent et enregistrent les puces que les personnages ont implantées sous la peau du poignet. 2049, une référence autant au 2046 (2004) de l’auteur de In The Mood For Love que, bien sûr, au Blade Runner (2017) de Denis Villeneuve. Parallèlement aux Anges déchus, nous pourrions citer – pourquoi pas ? – Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang (1992).
Wi Ding Ho travaille sur la musique : de belles plages de style ambient donnent son climat mélancolique au film. Le compositeur est le Français Robin Coudert alias Rob.

C’est que Zhang Dong Ling est en deuil perpétuel, comme noyé par les regrets – il a la nostalgie d’un éden maternel aperçu dans un petit épilogue. Dans chaque partie du film, des images de son passé lui reviennent à l’esprit, comme lui revient le souvenir de quelques femmes qu’il a aimées et qui sont parfois comme nimbées de la fumée de leur cigarette – c’est d’ailleurs ce qui rapproche Ara la kleptomane de la mère hors-la-loi du héros. Cela donne, entre autres et par exemple, un beau et vaporeux reflet dans une vitre de bus, la forte image d’une silhouette derrière une paroi translucide et un peu déformante.
Il est amusant de voir les personnages de l’année 2049 effrayés par le temps qui passe et tenter de l’arrêter, de rester jeunes grâce au sérum coûteux appelé Rejuvenator, alors que Zhang Dong Ling fuit en avant, accepte la mort – casse même une dose de ce sérum. Mais aussi qu’au spectateur est donnée la possibilité de progressivement connaître sa jeunesse. Le récit, en sa structure, semble être une plongée toute subjective du personnage principal dans sa psyché et son histoire propres. Zhang Dong Ling effectue comme un travail de remémoration consciente et d’anamnèse.

© The Jokers Films

De tous les aspects du film, c’est peut-être cette dimension de spleen qui est la plus marquante – pour ne pas dire la seule qui soit vraiment réussie. Un vague à l’âme – parfois bien défini, parfois non – se fait sentir à travers quelques images mentales et analeptiques du héros que nous donne à voir le cinéaste, à travers les fondus auxquels celui-ci a recours. Dans les bokeh qu’il réalise avec son chef-opérateur – cf. la scène où Zhang Dong Ling discute avec sa fille de l’avenir de celle-ci puisqu’elle s’apprête à partir à l’étranger avec son compagnon nommé Tim. Au loin, on aperçoit des lumières floues de la ville qui forment de petits cercles. Le père voudrait fuir, s’évader, partir immédiatement avec sa fille, et pourtant les chaînes visibles dans le champ et qui permettent au siège sur lequel il est assis de tenir sont comme les symboles matériels de sa situation.

Pour justifier le choix du titre de son film, Wi Ding Ho a déclaré : « Ce titre est en fait inspiré du livre In The Country Of Last Things écrit par Paul Auster, l’un de mes écrivains préférés. Dans mon titre, « Cities » est au pluriel parce que même si l’histoire se déroule dans la même ville, elle prend en fait l’apparence de plusieurs villes. Finalement une ville peut varier d’un caractère à un autre au cours du temps, à l’image d’une personne » [Dossier de presse] (2). Cela peut vouloir dire ce qui est expliqué, mais aussi que chaque partie comporte une fin pour le protagoniste à l’âge qu’il a. Également, peut-être, que ce protagoniste unique est en fait plusieurs – chaque partie aurait son protagoniste particulier. Par ailleurs, du fait que le sort funeste de Zhang Dong Ling est mis en parallèle avec celui de l’un de ses concitoyens dans la partie 2049, nous ressentons le parcours et le destin du personnage principal comme représentant pour le réalisateur celui de toute l’humanité.
Quand l’ontogenèse rejoint la phylogenèse….

Laissons le dernier mot au cinéaste qui se laisse aller à quelques considérations générales : « (…) il y a une chose qu’il faut prendre en compte à partir du moment où vous naissez : les choses vont empirer en vieillissant, et les regrets font partie du jeu de la vie ».

Notes :

1) « Pour rester dans les limites du budget, il a fallu être créatif… Je cherchais un futur réaliste, un futur inspiré des temps actuels. J’ai fait des recherches sur les technologies pour connaître toutes celles qui ont été développées aujourd’hui. Toutes les références de mon futur découlent de la réalité contemporaine : clones, poupées gonflables, l’obsession de la chirurgie esthétique, un monde qui tend vers le bitcoin, etc. Je les ai juste rassemblés. Je sentais que mon esthétique futuriste devait se démarquer de celle des autres films d’anticipation, afin de coller à la vérité, avec une allure plus vétuste, ancienne » [Wi Ding Ho dans le Dossier de presse].

2) Si nous voulions nous amuser à reprendre hors-contexte quelques concepts forgés par Claude Janin dans son travail psychanalytique sur le traumatisme, et les appliquer arbitrairement au personnage de Zhang Dong Lin, nous pourrions dire qu’en été 2016 nous observons chez lui un noyau « chaud » du traumatisme – un « trop d’excitation » -, notamment dans son rapport avec Ara, et qu’en hiver 2046 c’est à un noyau « froid » du traumatisme auquel nous avons à faire – un « pas assez d’excitation » -, notamment au moment où le gardien de sécurité a des difficultés d’érection devant une prostituée. Par contre, là où Janin voit un traumatisme « sans fin » et un traumatisme « avec fin » comme deux possibilités, nous dirions que dans le cas de Zhang Dong Lin, qui finit pas ne plus avoir cure de tout cela, il n’y a ni absence de « fin » ni possibilité de « fin », car il met tout simplement fin à ses jours.
[À titre d’information, cf. entre autres, Claude Janin, Figures et destins du traumatisme, Paris, P.U.F., 1996].

3) Une petite remarque sur le roman de Paul Auster qui peut servir à comprendre l’intérêt manifesté par Wi Ding Ho : l’un de ses thèmes majeurs est la « survie » – dans le monde concentrationnaire.

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