Que se passe-t-il lorsque, dans le genre du home invasion, le home devient plus dangereux que le invasion ? A partir de son intrigue minimale, A l’intérieur, coup d’essai du réalisateur grec Vasilis Katsoupis, tente de résoudre ce problème en retournant finalement le paradigme comme un gant : à la place de la mise en danger inhérente au genre d’un groupe (amis, famille, qu’importe) ou d’une personne (victime qui, souvent, se rebelle face à celui qui s’introduit), ce film plus original qu’il n’y paraît choisit de ne mettre en scène que le seul et unique personnage de l’assaillant, faisant du rebelle le lieu lui-même, transformant par sa violence, froide puisque fondée sur l’inaction objective, l’envahisseur lui-même en victime, à la fois de ses propres actes et de l’esprit sécuritaire de la caste des ultra-riches dont l’appartement est un symptôme. L’idée de ce retournement des codes est simple et bête mais, exploitée durant presque deux heures, parfois à la limite de sa propre rupture comme une ficelle s’effilochant par usure mais choisissant finalement de ne pas lâcher, elle permet une réflexion inattendue sur les conséquences de la soustraction de liberté sur la santé psychologique, ainsi que sur la régression qui s’ensuit cependant utilisée comme principal moyen de survie.

L’appartement comme personnage à part entière (©L’Atelier Distribution)

Le lieu a bien entendu une place centrale, presque actorielle, dans la dramaturgie d’A l’intérieur : quel est-il ? Un appartement de luxe appartenant à un riche marchand d’art, empli à ras bord d’oeuvres en tous genres (peintures, sculptures, installations contemporaines…) et protégé par un système de sécurité high tech inviolable. Un appât de choix, donc, pour les cambrioleurs du genre de Nemo (Willem Dafoe), malfaiteur raffiné, lui-même artiste à ses heures, venant nuitamment dans cet immense coffre-fort vidé de ses habitants pour dérober les tableaux accrochés aux murs, et plus particulièrement une œuvre de la première jeunesse d’Egon Shiele. Mais celle-ci est introuvable ; la recherche de cette pièce de choix fait perdre du temps à Nemo, permettant à l’alarme de hurler, aux portes de se verrouiller et aux complices d’abandonner le cambrioleur. Pris dans la souricière technologique, dans l’incapacité de boire étant donné que le système de sécurité coupe les arrivées d’eau, ayant déréglé la climatisation en éteignant l’alarme et provoquant ainsi une fournaise… Disons-le clairement : Nemo est mal barré.

Et Katsoupis de scruter, avec un petit fond de cruauté peut-être, son personnage qui se débat dans un premier temps pour tenter de sortir du lieu, puis simplement pour survivre, capturant les moments de profond désespoir et d’impuissance face aux armes d’un appartement trop puissant pour lui, les moments d’allégresse dans les séquences de contournement des obstacles dressés par le lieu pour lui rendre la vie difficile. Le réalisateur crée ainsi un mouvement de flux et reflux dramatique, faisant du personnage tout à tour un faible et un fort (« La Macarena », entendue à plusieurs reprises lors du long métrage, changera de tonalité selon l’état d’esprit du voleur), homme qui doit apprendre à s’adapter à ce nouvel univers paradoxal puisque la sécurité high tech ultra-perfectionnée l’oblige à retourner à la plus pure primitivité pour la mieux combattre.

Le design tombera dans le primitif (©L’Atelier Distribution)

Le combat perpétuel pour se sustenter, s’hydrater, tenter de retrouver la liberté qui lui a été soustraite ou de communiquer avec les congénères humains qui vivent libres, eux, de l’autre côté d’un mur ou d’une porte infranchissables rend secondaire la notion même de civilisation s’étalant pourtant sur les parois de l’appartement, l’instinct de survie prenant l’avantage sur l’art et la culture, l’inné sur l’acquis. Et le lieu aux allures de chambre forte muséale et sécurisée de se transformer en une sorte de caverne abritant un homme se transformant peu à peu en bête aliénée, animalisation encore renforcée (de manière quelque peu artificielle) par la relation, empêchée par la vitre qui les sépare, liant Nemo et un pigeon blessé coincé sur le balcon de l’appartement. Cette primitivité envahit le lieu, peu à peu dévasté par les tentatives de survie du cambrioleur piégé, le raffinement toxique étant remplacé par l’érosion (les bois de la porte fracassés ; les œuvres d’art jetées au sol…), par la putréfaction et la souillure les plus triviales (les excréments débordant des toilettes et envahissant l’appartement), les œuvres peintes laissant place à un nouvel art pariétal que Nemo exécute comme trace brute de son existence dans cet appartement prenant de plus en plus une allure de mausolée halluciné.

Art pariétal (W. Dafoe) (©L’Atelier Distribution)

Le lieu dépravé semble représentatif de l’esprit du cambrioleur, lui-même rendu malade par une captivité altérant sa lucidité, palliant la soustraction de sa liberté par une évasion au sein de lui-même. Plus rien n’a de norme dans la vie menée par les instincts primaires que le système de sécurité lui impose ; la pensée elle-même devient donc aliénation, la folie se changeant en une nouvelle norme, errance mentale nécessaire dans un univers dans lequel le fonctionnement logique n’est plus la règle. A l’intérieur devient troublant à force de montrer de manière frontale la dé-civilisation de son personnge terriblement seul, ses accès de colère impromptue, sa conversation adressée à lui-même, sa façon d’occuper son corps et son esprit pour ne pas sombrer de façon définitive (évoquant de loin en loin le protagoniste principal du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, torturé par la réclusion et l’inactivité et comblant le vide avec son échiquier mental). De ce point de vue, le choix de Willem Dafoe pour incarner Nemo s’avère prodigieux : tout aussi intense dans l’histrionisme des moments de joie que dans l’introspection de l’insondable tristesse, habitant tout autant l’élégance de son personnage de cambrioleur érudit que la folie furieuse qui l’envahit peu à peu, aussi à l’aise dans la finesse des émotions que dans l’explosivité de la colère, Dafoe fait montre d’une agilité de jeu remarquable et délivre l’une des plus belles performances d’acteur vues sur un écran depuis un moment.

Un acteur habité (W. Dafoe) (©L’Atelier Distribution)

Film apparemment classique dépassant pourtant les attentes par sa volonté d’aborder par le menu les étapes de la dégringolade d’une psyché en situation extrême, imparfait, parfois bancal mais ayant la générosité des bons films de cinéma dans sa manière d’exploiter une situation jusqu’à sa limite, porté par un acteur prodigieux, A l’intérieur s’avère un premier film de belle facture, et un geste créatif de bonne augure pour un jeune cinéaste prometteur.

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A propos de Michaël Delavaud

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