Nous saurons gré à Hayao Miyazaki d’être revenu sur sa parole : il y a une dizaine d’années, lors de la sortie de son précédent long métrage, le pourtant apparemment définitif Le Vent se lève (2013), condensé réaliste des obsessions et douleurs de son auteur, film moins infusé que d’ordinaire dans la féerie d’anticipation steampunk et le surréalisme inquiétant dans lesquels navigue ordinairement l’imaginaire miyazakien, le maître de l’animation japonaise semblait avoir fait tomber le couperet sur sa filmographie, annonçant que ce long métrage serait son dernier. Dix ans plus tard, Le Garçon et le héron contredit son auteur, venant mettre fin avec bonheur à ce coup d’arrêt. Regain d’inspiration ? Volonté de redonner de la voix dans un monde de plus en plus dénué de sagesse ? Souffrance de se trouver loin de son art, comme pourrait l’être une personne séparée d’un compagnon auquel elle serait viscéralement attachée ? Peu importe : ce retour inespéré (bien qu’en gestation depuis quelques années) nous permet de voir aujourd’hui sur grand écran ce qu’on peut considérer comme le plus beau film de son auteur.

Un réel distordu par la chaleur et le chaos (©Wild Bunch Distribution)

Le récit s’inscrit dans un premier temps dans la réalité la plus difficile : la guerre, celle durant laquelle est né Miyazaki, et qui a irrigué la quasi-totalité de son œuvre. Elle frappe Mahito de plein fouet : il assiste à distance à la destruction de Tokyo par les bombardements de la capitale japonaise lors de la première moitié de l’année 1945, et par ricochet, à distance, à la mort de sa mère, hospitalisée et certainement annihilée par le déluge de feu américain. Evoquant de loin en loin le désespoir mélodramatique du premier tiers du Tombeau des lucioles de l’autre grand cinéaste Ghibli Isao Takahata (1988), la séquence d’ouverture du Garçon et le héron, suivant obstinément la course effrénée du jeune garçon Mahito à l’intérieur du chaos, saisit par sa force graphique et émotionnelle, imprimant la destruction au sein même du cadre, faisant des ondulations et des flous provoqués par la chaleur du feu inondant la texture de l’image une façon de faire du reste du monde (la population, la ville elle-même) un espace fantomatique, en passe de ne plus être. Une virtualité en devenir, annonciatrice des mondes parallèles qui suivront.

Mahito n’a plus sa mère, mais son père vit encore ; ce dernier se met en couple avec la sœur de sa défunte épouse dans le but de l’épouser, poussant le gamin endeuillé à venir vivre chez sa tante marâtre. Cette dernière, qui n’a rien à voir avec les méchantes belles-mères des contes de fées, moins dangereuse également que la tante sorcière de House de Nobuhiko Obayashi (de constater, cependant, que l’argument de départ de ce film d’horreur de 1977 ressemble beaucoup à celui de ce nouveau Miyazaki), se fait aimante mais ne semble pas acceptée par l’enfant, plutôt intrigué par un étrange héron cendré qui lui rend visite et semble vouloir communiquer avec lui. Tant et si bien qu’un jour, Mahito suit l’oiseau nichant dans les ruines jouxtant la maison de sa tante, endroit s’avérant un point de bascule vers un univers parallèle dans lequel le gamin va se perdre. Pour, peut-être, mieux se trouver.

Mahito et le héron (©Wild Bunch Distribution)

Difficile de décrire par le menu cet univers à tiroirs, d’une densité inouïe, où chaque univers en chasse un autre, tous conversant ensemble tout en étant totalement différents les uns des autres, où tous les repères disparaissent, qu’ils soient géographiques ou moraux, indistinctement considérés comme des lieux réels ou des espaces mentaux n’existant que dans l’esprit torturé de Mahito. L’ensemble du film joue de cette incertitude : le but de la quête de l’enfant dans ce monde presque insensé reste bel et bien d’en extirper les fragments de réel qui s’y sont insérés (outre le fait de sortir de ce lieu, la mission du jeune garçon est également d’en faire sortir sa tante qui semble s’y être elle-même echouée) tout en faisant penser qu’il s’agit d’une monde onirique quelque peu cauchemardesque, Mahito pénétrant de façon régulière de nouveaux univers après un réveil difficile, succédant souvent à un évanouissement. Cette succession de lieux, de signes, de pertes de repères tant spatiaux que temporels, de réveils également, évoque quelque peu, dans une version animée et japonaise, le récit à la fois vide à force de surcharge et totalement erratique, seulement plein de ses sentiments profonds et de la tristesse de son personnage principal que raconte le magnifique Under the Silver Lake de David Robert Mitchell (2018), autre chef-d’oeuvre faisant d’une enquête dans un monde onirique qui se dérobe un moyen d’introspection pour un personnage bouffé par sa propre tristesse et hanté par le mystère aussi cruel qu’insoluble de la vie.

De la dangerosité des perruches (©Wild Bunch Distribution)

Le Garçon et le héron sidère littéralement par sa force graphique, par son inventivité de tous les instants, puisant dans tout le système référentiel maintenant connu de Miyazaki (du Roi et l’oiseau de Paul Grimault à une certaine littérature populaire occidentale, ici du Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux à une revisite de La Ferme des animaux d’Orwell par le biais de perruches soldates totalitaires !) pour faire cependant du moindre référent le carburant d’un film constamment étonnant et profond, jamais gratuit dans ses effets. On pouvait reprocher au pourtant très joli Château ambulant (2004) de « faire du Miyazaki » de façon un peu automatique, c’est-à-dire de créer de la fantaisie, de la diffraction, du modelage spatio-temporel pour la simple beauté du geste (ce qui, en soi, n’est déjà pas mal) ; bref, de faire de l’imagerie démotivée, déconnectée du moindre discours, presque caricaturale au regard de l’esthétique miyazakienne. Le Garçon et le héron fait au contraire de son monde protéiforme une mine philosophique, regard complexe porté sur la violence du monde, sur la mémoire et le temps perdu qui l’accompagne, sur le pouvoir totalitaire, toutes ces réflexions se reposant les unes sur les autres en un équilibre parfait, constituant finalement le véritable sujet de ce film d’une incommensurable richesse : l’insondable tristesse de Mahito. Qu’est-ce que ce voyage en un inframonde aussi dangereux qu’attirant, aussi surréaliste et onirique que rattaché au réel sinon le périple d’un enfant au sein de son propre deuil ?

Richesse graphique des univers miyazakiens (©Wild Bunch Distribution)

Chef-d’oeuvre évoquant par bien des points Le Voyage de Chihiro (2001), autre sommet de la filmographie miyazakienne, arborescence narrative d’une complexité épatante aboutissant dans son dernier geste à la plus pure simplicité (la dernière scène, absolument poignante de limpidité lapidaire), Le Garçon et le héron éblouit par la vitalité créatrice de son auteur octogénaire (par ailleurs en train de réaliser un prochain film : la machine est relancée !), et se trouve être la synthèse complète d’un art animé toujours surprenant et profondément bouleversant. Une œuvre majeure dans un œuvre majeur.

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A propos de Michaël Delavaud

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