Apocalypse sans explosion, dévastation sans catastrophe, Déménagement (1993), premier film de Shinji Somai à être exploité en France trente ans après sa réalisation, surprend par son mélange vraiment émouvant de douceur feutrée et délicate et de rudesse dans l’expression des sentiments de ses protagonistes. Cela provient sans aucun doute du point de vue enfantin qu’il adopte, ce film exhumé racontant la rupture d’un homme inconséquent (Kiichi Nakai) et de sa femme plus rigoureuse (Junko Sakuruda) passée au crible du regard de leur fille Renko (Tomoko Tabata), fillette pourtant joyeuse tombant dans la tristesse d’une solitude contre laquelle elle semble ne rien pouvoir faire.

La table comme indivisibilité illusoire (J. Sakurada ; T. Tabata ; K. Nakai) (©Survivance)

Au démarrage était l’unité familiale : les deux parents et leur fille unique, rassemblés autour d’une table triangulaire faisant de chacun d’entre eux un point placé dans un tout apparemment indivisible, liés par la fluidité des mouvements de caméra du premier plan du film. Cette entente est illusoire, prompte à tromper tout à la fois la fillette et le spectateur : cette scène d’ouverture constituera le dernier moment véritablement partagé par la petite famille, le père partant vers un autre appartement dès le repas terminé, prétextant un déménagement pour raisons professionnelles avant que ce déplacement ne prenne le visage du désamour.

Déménagement opère donc un glissement du bonheur du lien sentimental vers la mélancolie de sa cassure, provoqué par la prise de conscience progressive par Renko d’un bouleversement sur lequel elle n’a désespérément aucune influence. L’humeur du film de Somai se calque ainsi sur celle de l’enfant, dont les variations intimes tiennent lieu de narration. Le cinéaste procède par petites touches impressionnistes, sans rechercher l’effet de style gratuit, afin de dresser le portrait d’une enfance malheureuse, innocence brisée par une réalité injuste, subissant bien trop tôt les affres de la vie des adultes qui l’entourent face auxquelles elle ne peut rien faire d’autre que de s’évader, d’abord par l’imaginaire du jeu avec ses camarades (la relation qu’elle tisse avec l’un de ses camarades, petit rondouillard attentionné avec lequel elle crée un lien paisible, entre amitié et amourette, recréant à son échelle, de façon artificielle, le lien brisé dans la famille de la fillette), puis par la rébellion (le refus des règles de vie nouvelle édictées par sa mère, déchirées sans vergogone par la gamine), et, enfin, par la fuite.

Césure entre adultes et enfants (T. Tabata ; K. Nakai) (©Survivance)

La dernière partie du film, tentative avortée d’un retour aux sources de la rencontre amoureuse des parents par leur revisite d’un lieu symbolique de leur amour passée, fait de Renko un être empreint de solitude, devant fuir le réel et tout ce qui l’entoure pour mieux tenter de faire le deuil de sa vie passée. Malgré les mots censément rassurants de chacun de ses parents, la fillette, d’abord avec colère puis avec une profonde tristesse, cherche à affronter par l’évasion concrète, physique, cette perte de repères qui, pour les adultes, est au contraire un gain de vie. L’accumulation des moments de fuite et de rencontres éphémères avec des personnages s’occupant de l’enfant (la séquence à la fois amusante et très émouvante avec un couple de vieux ayant, eux, perdu leur fils et se raccrochant temporairement à la vie par le soin apporté à Renko) marque la césure opérée par la fillette avec un monde adulte blessant, dont elle doit ponctuellement s’émanciper pour digérer la perte de la vie d’avant.

Une enfant seule (J. Sakurada ; T. Tabata ; K. Nakai) (©Survivance)

Cette acceptation se dessine lors d’une scène onirique aussi sereine que triste, seule incursion de Déménagement hors du réel ; nous faisons ici un petit aparté en louant le refus de cette facilité qu’aurait été la multiplication des images mentales comme représentations déréalisées du trauma de la fillette sous prétexte d’un point de vue enfantin : par ce souci d’ancrer le récit dans le réel, Shinji Somai montre que Renko comprend peu à peu tout ce qui arrive à sa famille et s’empêche ainsi de la considérer avec une hauteur d’adulte méprisant. Revenons à cette très belle séquence onirique : endormie sur une plage, Renko se réveille et constate qu’un bateau est en train de sombrer dans la mer face à elle ; dans ce bateau se trouvent tous ceux qui constituent sa vie, jusqu’à se voir elle-même, tout ce beau monde dérivant vers le large sur des embarcations de fortune et auxquels elle dit, elle crie au revoir. La séquence est déchirante par la dualité des sentiments qu’elle évoque : d’un côté, le rêve entérine le fait que, par le divorce de ses parents, Renko perdra tous ses repères et se retrouvera irrémédiablement seule ; de l’autre, elle l’accepte et se sent prête à affronter cette nouvelle vie, s’enlaçant elle-même avant de laisser partir son double. Par cette acceptation, la jeune enfant se montre telle qu’elle est devenue : toujours une enfant mais devenue quelque part un peu adulte. Et c’est bouleversant.

Adieux à soi-même (T. Tabata) (©Survivance)

Inexplicablement mis au rebut en France mais exploité aujourd’hui de façon opportune, Déménagement n’a pas de véritables équivalents dans la production japonaise du début des années 90, mais il annonce tout à la fois le meilleur cinéma de Hirokazu Kore-Eda par sa façon d’ausculter de façon douce-amère les liens familiaux comme de cruels repères dévastateurs s’ils venaient à manquer, et l’art impressionniste de Ryusuke Hamaguchi, peintre délicat des sentiments usant du temps et de la douceur des mouvements de caméra pour sonder au plus profond les émotions de ses personnages. Par sa beauté triste et la simplicité pourtant virtuose de sa mise en scène, le film de Shinji Somai ressemble aux prémices du meilleur cinéma japonais contemporain. Déménagement peut donc être considéré sans excès comme une œuvre séminale.

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A propos de Michaël Delavaud

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