Ne vous laissez rebuter ni par le titre un brin prétentieux, dont la teneur philosophique n’est qu’ironie, ni par l’ouverture au demeurant magistrale, plan-séquence éblouissant de cinq minutes. La caméra en contre-plongée filme une forêt décharnée sur la musique de la compositrice Eiko Ishibashi, génitrice du projet à l’origine. L’ombre de Terrence Malick et d’Andrei Tarkovski plane sur cette entrée en matière. Sauf qu’il s’agit moins de mystique que de percer le mystère d’une nature que Ryusuke Hamaguchi, de son propre aveu, ne connaît pas vraiment. En délocalisant son cinéma, habituellement très urbain, il sort de sa zone d’intérêt et se met en danger, s’éloignant d’un univers parfaitement maîtrisé qui commençait à ronronner. Il délaisse ainsi ses contes moraux autour des affres de l’amour et ses magnifiques portraits de femmes, sous la double influence de Rohmer et de Resnais, l’un pour le fond, l’autre pour la forme. Le travail effectué avec Eiko Ishibashi tend vers l’expérimental par intermittences pour donner corps à une intrigue très prosaïque, aux apparences volontairement manichéennes afin de détourner l’attention d’un spectateur qui ne regarde pas toujours au bon endroit, subtilement manipulé par un artiste en pleine possession de ses moyens. La nature n’a rien de majestueux, par ailleurs. Elle est filmée dans sa nudité la plus crue, dans un décor hivernal tout ce qu’il y a de plus réaliste.

Le Mal n'existe pas

Copyright Pandora Film / NEOPA, Fictive

Dans cet environnement se trouve le rustre Takumi ; cet homme à tout faire vit dans le village de Mizubiki, près de Tōkyō, avec sa fille Hana. La mère absente apparaît sur quelques photos mais rien ne sera expliqué. Ils mènent, selon les traditions, une existence modeste en harmonie avec la nature. Une fêlure et une inquiétude sourdes affleurent. Mais l’annonce d’un « glamping » dans le parc naturel voisin, soit un camping glamour et moderne créé pour les citadins en manque de verdure, fait sourdre une angoisse chez Takumi et les villageois, liée à un risque de déséquilibre écologique. Brutalement, le cinéaste quitte cette dame nature pour enfermer les personnages – les locaux et deux citadins venus présenter le projet – dans un lieu fermé où est présentée cette future construction de promoteurs ne connaissant évidemment rien au mode de vie des gens à la campagne. Tout au long du film, avec une malice et une aisance peu communes, le réalisateur ne cesse de bifurquer, de casser le rythme de la narration, de dériver d’un point de vue à l’autre. Il conserve une liberté de ton unique, évitant ainsi le côté solennel qui guette une telle histoire. Il abandonne en cours de route Takumi et Hana pour s’intéresser aux deux agents de communication perturbés par leur confrontation avec les habitants du village. Ridicules et méprisables au premier abord, ils s’humanisent sous le regard de l’auteur de Drive my Car. Ils tentent bien de se racheter, de comprendre les autochtones, mais il est loin d’être assuré qu’ils en aient les épaules, ni, finalement, la sincérité. L’ambiguïté des relations qui en découlent est l’une des qualités du film ; elle engrange une tension palpable, en sourdine, mais constamment présente.

Le Mal n'existe pas

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Expérience sensorielle et visuelle, Le Mal n’existe pas se présente comme une fable écologique sous-tendue en creux par une dimension de thriller qui se joue davantage par le ressenti que par l’histoire elle-même. Le cinéaste réinvente le pamphlet universel sur le rat des champs et le rat des villes, avec une complexité et une intelligence de regard qui l’éloigne du schématisme qu’il semble pourtant installer. Le talent d’Hamaguchi tient à la seule puissance de sa mise en scène, qui fait preuve d’une audace constante, redistribuant les cartes d’un drame cruel parsemé d’un humour discret et d’une émotion à froid. On pourrait s’attendre à un film à charge contre les méfaits de l’urbanisme sauvage, le quotidien survolté de citadins opportunistes toujours pressés en opposition aux ruraux tranquilles, épousant le rythme de leur environnement. Cet aspect n’est pas éludé, mais le réalisateur ne juge personne, et n’occulte pas la brutalité émotionnelle dont font preuve les villageois qui, par principe, n’ont guère d’empathie envers l’étranger. Le Mal n’existe pas ne se résume pas à un discours convenu ni à un dispositif esthétique ; il s’agit d’une œuvre hybride, splendide et mystérieuse, d’une beauté visuelle et sonore sidérante, conviant des forces invisibles ou concrètes (les coups de fusils des chasseurs) qui invoquent le fantastique par digression, par son atmosphère insaisissable qui n’est pas sans rappeler une autre fable écologique, le très beau Charisma de Kiyoshi Kurosawa.

Le Mal n'existe pas

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L’épilogue, déroutant, incompréhensible pour certains, remet en perspective le déroulé du film, bousculant notre perception, sans doute attirée par la surface et non par ce qui se tramait en parallèle. En cela, le film s’impose comme une pièce maîtresse, dont il ne se suffit pas d’une seule vision pour en capturer la richesse, faussée par la subtilité du récit enveloppant la structure du conte. Il n’est pas illégitime de penser que nous sommes passés à côté de l’essentiel, que nous n’avons pas vu les signes qui expliqueraient cette fin abrupte, fascinante et très inconfortable, qui ferait passer des petits maîtres de l’étrangeté pour des plaisantins, dans le sens où Hamaguchi n’agite pas sa carte du bizarre dans un style clinquant.

(Japon / 2023) de Ryusuke Hamaguchi avec Hitochi Omika, Ryo Nishikawa, Riûji Kosaka, Ayaka Shibutani

 

 

 

 

 

 

 

 

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