Mahsa Amini était une jeune étudiante iranienne qui eut le malheur de laisser dépasser quelques mèches de cheveux de son hijab dans une république iranienne qui ne rigole pas avec cette infraction d’importance certainement capitale (car les régimes totalitaires s’attachent finalement à peu de choses, ou plutôt à des choses de peu pour entraver leur population) qu’est le « port de vêtements inappropriés ». Violentée par la police des mœurs, elle décède le 16 septembre 2022, officiellement d’un arrêt cardiaque, raison fallacieuse à laquelle ne croient que les fidèles du régime actuel, au cerveau lessivé par la désinformation et la propagande. S’ensuivra un temps de révoltes populaires et de manifestations étudiantes, elles-même brutalement réprimées.
Deux ans et deux jours après la mort de la jeune femme sort sur les écrans français Les Graines du figuier sauvage, nouveau long métrage de Mohammad Rasoulof, cinéaste iranien lui-même condamné par le pouvoir de ce pays dont il s’est exilé pour ne pas en subir la loi inique. Le film, tourné en faisant fi des interdictions du régime, s’inscrit dans cette contemporanéité, la fiction prenant directement appui sur ce réel terrible. Il s’ouvre sur la nomination d’Iman (Missagh Zareh) comme juge d’instruction au sein du Tribunal Révolutionnaire juste au moment des émeutes étudiantes. L’une de ses missions est de signer à tour de bras des avis d’exécution, ne lui laissant aucun répit au sein de sa famille et ne lui permettant donc pas de prendre son pouls saccadé. Car Iman a une femme aimante et soumise, Najmeh (Soheila Golestani), et deux filles, Rezvan et Sana (Mahsa Rostami et Setareh Maleki), toute aussi aimantes mais prenant le parti de la révolte. De fait, une tension s’instaure dans ce domiicle entre l’ancienne génération des parents suivant les règles aussi absurdes que criminelles du régime, et cette jeunesse iranienne prête à en découdre.
Le premier tiers de ce film-fleuve (il dure 2h46) puise son brio dans sa manière de faire migrer les éclats de voix et la violence de la rue au sein de la vie domestique de cette famille où la loi du père, liberticide, métonymique de celle du régime, semble d’autant plus absurde et injuste que lui-même est justement quasiment invisible, passant en coup de vent dans son appartement pour se doucher et dormir avant de repartir signer ses arrêts de mort. Le réel et la brutalité du régime s’immiscent dans ce cocon dont aimeraient sortir les deux filles par le biais des réseaux sociaux et des vidéos de violences policières postées par les manifestants, puis par l’intrusion d’une amie de Rezvan éborgnée par un déluge de plomb lors d’une émeute. Sans sortir (ou presque) de l’appartement, contrainte de tournage imposée par la discrétion à observer afin d’être moins ennuyé par les autorités, Mohammad Rasoulof donne à voir et à ressentir la tension permanente, la violence marquant les chairs et les âmes, ainsi que le sentiment oppressant de réclusion que suppose la sévérité absurde du régime iranien actuel, symbolisé et encore renforcé par les murs du petit logement d’Iman et des éléments féminins qu’il domine, reconduisant tacitement le régime que sert le petit juge au sein de l’espace domestique.
Cette tension s’accentue dans les deux autres tiers que nous allons tenter de ne pas trop déflorer, conditionnée par un événement s’avérant un coup de tonnerre : Iman perd l’arme à feu que le régime lui a confiée lorsqu’il est devenu juge d’instruction quelques semaines auparavant. Sans décrire par le menu ce que cet incident majeur et compromettant provoque dans le récit, il s’avère que Les Graines du figuier sauvage change de dimension. Non pas qu’il abandonne son regard critique et polémique sur cette dictature aux allures de démocratie qu’il condamne, bien au contraire ; il semble même criant qu’il en renforce la puissance. Mais Rasoulof, en faisant plonger son film dans une sorte de thriller paranoïaque ressemblant par les méthodes de la police des mœurs et de la justice iraniennes aux pires récits dystopiques alors même qu’il s’attache avec constance au réel, rend son long métrage non plus oppressant mais absolument irrespirable, faisant peu à peu du sentiment amoureux et filial une donnée secondaire, la loi du régime primant avant toute chose. Rarement une œuvre aura montré avec autant de rigueur et de maîtrise l’entreprise de déshumanisation d’un régime totalitaire, et ceci, encore une fois, sans sortir ou presque d’un espace domestique restreint (la seule scène hors des murs de l’appartement s’avère par ailleurs psychologiquement profondément perturbante).
Les Graines du figuier sauvage mise dans sa structure, finalement implacable de cohérence linéaire, sur une désagrégation constante de la situation, sur un glissement progressif vers le pire. Car on peut encore empirer la situation du second tiers en faisant basculer le film dans sa dernière partie vers quelque chose qui ressemblerait à une sorte de cinéma d’épouvante, la figure masculine se transformant en une sorte d’ogre malfaisant qu’il faudrait fuir et/ou neutraliser, entre la figure paternelle malsaine du Château de la pureté d’Arturo Ripstein (1973) et celle possédée par le Mal du Shining de Kubrick (1980). Ce qui trouble profondément dans ce glissement générique, c’est que jamais Mohammad Rasoulof, encore une fois, ne transige avec sa volonté de réalisme, faisant de l’épouvante des trois derniers quarts d’heure de son œuvre quelque chose de tangible, de plausible. Ou quand la réalité et la folie se côtoient de trop près.
La rude beauté de ce chef-d’oeuvre imposant par sa maîtrise formelle et par sa densité narrative et politique provient du constat terrible que la folie qui s’exprime ouvertement dans le dernier tiers du film se trouvait déjà en germe dès ses premières minutes, dans les cris des manifestants entendus par les fenêtres ouvertes, dans le discours de la génération des parents (et plus particulièrement de la mère Najmeh) adoubant le discours mensonger des chaînes d’information officielles sur la mort de Mahsa Amini. Avec Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof donne à voir, littéralement, la démence contagieuse d’un régime iranien menant ses propres citoyens à s’aliéner au risque d’être condamnés à mort d’un simple trait de stylo sur un document officiel. Cri de détresse rageur justement récompensé d’un Prix Spécial du jury lors du dernier Festival de Cannes (il pouvait légitimement prétendre à se placer plus haut dans la hiérarchie du palmarès), ce film massif, épuisant mais capital se trouve être l’un des deux très grands films de l’année 2024 décryptant la mécanique totalitaire avec La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer.
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