Mon pire ennemi,

ou de l’impossibilité de «  philosopher sans caleçon ».  

Mehran Tamadon souhaite philosopher. Il veut, avec Mon pire ennemi, sonder rien moins que la « conscience » des bourreaux. Ceux qui font subir le pire au nom de la République Islamique d’Iran ont-ils une conscience? Et comment y accéder? Plutôt, comment la « réactiver » lorsque l’on est persona non grata dans son propre pays et par-là même dans l’impossibilité d’instaurer un vrai face à face ? Depuis Paris, il n’est plus question de reproduire le genre d’expériences qui était au coeur des documentaires précédents du réalisateur: dans Bassidji et Iranien, il tentait le dialogue et même la cohabitation avec les bras armés du Régime. 

Germe alors dans sa tête une idée un brin tordue: il demande à d’anciennes victimes d’interrogatoires de se glisser dans la peau de leurs tortionnaires et de lui faire subir, à lui, ce qu’elles ont enduré. Son but n’est pas tant d’éprouver le statut de la victime que de tendre un miroir aux bassidji, qui, espère-t-ils, verront son film:

« J’ai réalisé ces deux films [ il s’agit de Mon pire ennemi et de Là où Dieu n‘est pas, qui sortira le 15 mai ] en grande partie pour que ceux qui défendent le régime par la violence les voient. […] Beaucoup de questions que je pose à mes personnages sur la conscience du bourreau leur sont adressées directement ».

Il n’est en ce moment pas rare que le documentaire convoque les puissances de la fiction pour faire surgir une vérité difficile à appréhender; pour convoquer l’image, le lieu, la personne manquante. Cette année, Les filles d’Holfa ou Little Girl Blue s’engouffraient dans cette voie hybride. Mais Tamadon pousse le curseur bien plus loin. Il ne cherche pas des acteurs:  il veut en face de lui des gens qui, dans leur chair et leur mémoire, savent ce qu’est la torture.

On aborde le film avec circonspection. Comment un jeu de rôle peut-il vraiment rendre compte d’une réalité aussi atroce? Et faire vaciller les mollahs et leurs affidés ? Les acteurs pressentis émettent aussi des réticences. Le début du film nous montre le documentariste tâchant de trouver, lors d’un casting, celui qui saura jouer le tyran auquel il fut confronté. Mais il se heurte à des impossibilités: « je n’ai pas ce tempérament », dit l’un. Ou bien encore: « Je crains d’arriver à bien jouer cette situation monstrueuse ». De fait, les essais ne sont guère convaincants. On se dit qu’il y a un monde entre les tentatives des acteurs débutants – décidément pas assez méchants- et les terrifiantes abîmes de la réalité iranienne, qu’une reconstitution ne saura jamais révéler pleinement (et on se dit aussi que c’est tant mieux!). Les doutes sur le projet affleurent :  votre question sur la conscience est abstraite, je ne la comprends pas , lui objecte-t-on. Ces bourreaux n’ont pas de conscience: ils ont un métier, ils font leur devoir, « ils te considèrent comme un ennemi ». Point.   

Mais alors surgissent Zar Amir, son visage angélique et sa virtuosité à incarner le pire. Avec elle, le film s’emballe. Très vite, la situation devient insoutenable, quand bien même elle relève du jeu. Le film ne le dit pas, mais Zar Amir n’est pas seulement une ancienne victime d’interrogatoires traumatisants; elle est aussi actrice et a reçu un prix d’interprétation à Cannes pour Holy Spider. Tel un véritable interrogateur, elle a travaillé son dossier. Elle exhume tout ce qui, dans la vie de Tamadon, peut prêter à soupçon, être utilisé contre lui. En ancienne victime qu’elle est, elle sait convoquer toutes les techniques les plus retorses pour anéantir les moindres résistances : questions salaces et intimes, projets humiliants (tel celui de mener Tamadon nu jusqu’à l’école de ses enfants). Deux jours durant, elle torture son interlocuteur: 20 heures d’images en sont ressorties, dont Tamadon n’a retenu qu’une heure environ. Elle semble durer des siècles. C’est d’ailleurs pour échapper aux affres d’un montage très difficile que le réalisateur tourna Là où Dieu n’est pas, second volet de ce diptyque de la torture.

Par ses mots, ses injonctions, les situations qu’elle met en place, Zar Amir parvient à prendre le pouvoir (notamment lorsqu’elle passe du statut de filmée à celui de filmeuse- un coup de génie-)  et à mettre à nu, au propre comme au figuré, sa victime de moins en moins consentante. Le contrôle échappe totalement au grand ordonnateur de l’expérience. En cela, la volonté de Tamadon est aussi paradoxalement exaucée puisqu’il rêvait d’«un interrogatoire qui échapperait à [s]on contrôle pendant qu’[il] tourne[rait] le film et qui durerait quelques heures ou quelques jours ».

Philosopher n’est-il pas un luxe, un naïf idéal de qui n’est pas soumis à la question? Car bientôt un Tamadon tremblotant à qui on a enjoint de se dévêtir  se rend compte qu’« on ne peut pas philosopher sans caleçon ». 

 

 

 

Le film pourrait s’intituler La question. On y parle de la torture mais aussi de la capacité à raisonner, dialoguer, interroger. Dans une des fulgurances qui la caractérisent, Zar Amir indique à Tamadon que s’il continue à répondre à une question par une question, elle le frappera. À elle seule est réservé le privilège de l’attaque à coups de poings d’interrogations et de violents réquisitoires qui, on le sent, ébranlent le réalisateur:

« Ton problème c’est que t’es dans un autre monde. Est-ce qu’au nom du cinéma on a le droit de faire souffrir les gens? De leur faire mal là où ils ont déjà des blessures? Comment tu t’autorises à faire cela? Tu penses que cet interrogatoire est un minimum ressemblant avec… C’est en rien ressemblant avec le bâton qu’ils te mettraient dans le cul (…). Quand t’auras les couilles de retourner là-bas et de te retrouver en prison et que l’un des leurs vienne te filmer, là on sera dans un documentaire ». 

Le film déploie alors une ampleur et une complexité vertigineuses. La frontière entre le réel et la fiction est brouillée (on se demande si le texte est écrit ou improvisé). Les jeux de miroir sont démultipliés à l’infini. En se voyant contrainte de jouer le bourreau, Zar n’est-elle pas en fait suppliciée? Alors qu’il se donne le rôle de la victime, Tamadon ne fait-il pas en réalité preuve de sadisme à l’égard d’une femme qu’il plonge dans une terrifiante anamnèse? Les scènes où on voit l’actrice tenter de reprendre possession d’elle-même pendant une pause, traversée par des émotions que l’on devine intenses et des souvenirs qu’elle évoquera un peu plus tard, sont terrassantes (rien n’est écrit: l’ improvisation magistrale est cousue de matière intime). S’il est éminemment politique, le documentaire se révèle donc aussi un témoignage passionnant sur le jeu d’acteur : que signifie jouer en puisant dans son propre vécu?  Sort-on indemne de ce genre de composition monstrueuse ( « je me voyais te violer », dira Zar)?

La fonction de documentariste est aussi au coeur des réflexions: que signifie filmer quelqu’un? Que vaut un film contre la tyrannie? Peut-on résister lorsque l’on n’est pas sur le terrain, lorsque l’on mène une vie de famille à Paris? Au spectateur d’apporter ses propres réponses, en toute liberté: passées les premières minutes du film, aucune voix off ne le guide dans son cheminement.

Le but entier du film semble finalement être de garder intacte cette capacité de questionner au sens noble du terme. De promouvoir l’interrogation en lieu et place de l’interrogatoire. D’y puiser, même, des ressources créatrices: 

« Mes films ne sont pas là pour démontrer mes idées mais plutôt pour soulever des questions et mettre en exergue les différents paradoxes ».

Revenus à leur vraie personnalité, Zar et Mehran, à la fin de ce parcours douloureux, et comme sortis d’un cauchemar, aboutissent de concert à cette conclusion:

 – le dialogue n’aboutira pas.

– car ils sont ce qu’ils sont.

-Seulement… ça se transforme en film. 

C’est un moment d’une grande tendresse et d’une grande lucidité malheureusement visionnaire: un carton à l’ouverture du film signale qu’il a été réalisé «avant le mouvement Femme, Vie, Liberté et la violente répression du peuple par la République Islamique». Le désenchantement est palpable mais la croyance dans le cinéma n’est pas tout à fait morte. 

Mon pire ennemi est, tout comme son actrice principale, fascinant et intense. Il laisse son spectateur complètement sonné. 

 

82 minutes, couleur

Sortie le 8 mai

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A propos de Noëlle Gires

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