Matteo Garrone – « Moi Capitaine »

Le 9 septembre 2023, le jury de la 80ème édition de la Mostra de Venise, présidé par Damien Chazellle, remettait à Matteo Garrone le Lion d’argent du meilleur réalisateur pour son nouvel opus, Moi Capitaine. Le film était également récompensé du Prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir pour Seydou Sarr. Quelques jours plus tard, l’ANICA (L’Associazione nazionale industrie cinematografiche audiovisive e digitali, l’équivalent transalpin du CNC) allait le sélectionner afin de représenter l’Italie en vue d’une nomination à l’Oscar du meilleur film international. Si depuis Gomorra en 2008, le cinéaste concoure fréquemment dans les plus grands festivals du monde et est le lauréat de nombreux prix, ces distinctions se doublaient dans le cas présent d’une dimension plus que jamais politique. Garrone touche ici à un sujet de crispation de la société, la crise migratoire, avec la promesse d’une approche à l’opposé de la ligne idéologique manifestement dominante dans l’opinion, près d’un an après la prise de fonction de Giorgia Meloni à la présidence du Conseil des ministres italien. Un thème très largement au cœur de débats hystérisés lors des dernières élections (et bien d’autres auparavant). Réaction aussi terrible qu’« inévitable », fin octobre, un proche de la cheffe du gouvernement était nommé pour reprendre la main sur la Mostra. Le festival dépeint par le pouvoir comme un « fief de la gauche », avait également distingué sur des questions voisines, Green Border d’Agnieszka Holland. Io capitano conte l’épopée de deux adolescents sénégalais, Seydou (Seydou Sarr) et Moussa (Moustapha Fall), deux cousins qui décident de quitter leur terre natale. Sans laisser un mot à leur famille, ils entreprennent de tenter leur chance en Europe. Leur périple s’avère parsemé de dangers (marches éreintantes à travers le Sahara, tortures dans les geôles libyennes, esclavagisme…), anéantissant leurs rêves et espoirs d’une vie meilleure, mettant à l’épreuve leur humanité… Réalisateur incontournable et inégal, explorant les genres et les formes, Matteo Garrone est capable à son meilleur de grandes œuvres, à l’image de Dogman ou Reality. Il effectue son retour, trois ans et demi après son adaptation des célèbres Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi. Il revient au réel et prolonge dans un registre nouveau, un geste d’ouverture en direction d’un cinéma théoriquement accessible à un plus large public. Ironiquement, le metteur en scène observe un trajet inverse à celui de ses personnages, il quitte ses frontières et délaisse sa langue natale. Tourné en wolof, français et anglais, distribué par Pathé et Canal, le long-métrage rompt avec l’un des fils conducteurs de la filmographie de son auteur : revisiter le patrimoine culturel de son pays.

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Copyright Greta De Lazzaris 2023

D’une certaine manière, Moi Capitaine déçoit mais réussit factuellement ce qu’il entreprend. Le projet de cinéma ici porté par Matteo Garrone s’avère autant sinon plus contestable que son exécution. Fruit, de l’aveu de son cinéaste, de prises de conscience personnelles à l’écoute des récits de jeunes ayant effectué la traversée de l’Afrique vers l’Europe, il n’avait auparavant, connaissance du sujet qu’à travers un prisme médiatique. Son film embrasse ainsi l’objectif de remettre l’humain au cœur du propos (en opposition aux données chiffrées cyniquement dévitalisées) mais aussi et surtout raconter ce périple de l’intérieur, nous immerger dans cette réalité. Cela avec un souci d’authenticité et selon ses dires, la volonté d’« éviter toute complaisance stylistique ou curiosité vaine ». Il peut s’appuyer sur sa maîtrise technique avérée et un regard superficiellement juste où rien ne paraît filmé au hasard. Néanmoins, cette ambition, au demeurant estimable, et son apparence, manifestement soignée, souffrent d’un manque qui sera fatal au long-métrage : une absence de questionnements. Le réalisateur réduit ici son travail à une simple mise en images, il se fait l’illustrateur (doué, ce n’est pas le débat) d’un dessein balisé, impersonnel et consensuel. À mesure que nous découvrons le quotidien des deux adolescents, plusieurs questions nous interpellent de façon insistante. Où se situe Matteo Garrone par rapport à Seydou et Moussa ? Qu’est-ce qui le connecte à cette histoire ? De quel endroit nous parle t-il ? En cherchant à s’effacer derrière son thème, là encore dans une optique audible (ne pas se placer au-dessus, ne pas tomber dans une forme de condescendance), il ne fournit pas de réponse et laisse à l’appréciation de chacun le droit de trancher, moins par ambiguïté délibérée que par défaut criant de parti pris. S’il existe une hypothèse évidente, à savoir l’actualité politique italienne, celle-ci est autant un angle mort qu’un hors champ. Il s’agit d’un état de fait que ne connaissent pas des personnages, par ailleurs trop sommairement présentés. Leur projet de migration, bien qu’inspiré d’histoires authentiques, reste fragile et n’évacue pas les clichés. Ce portrait prive les héros de profondeur et le spectateur d’une compréhension de leurs aspirations, lesquelles pourraient se résumer au rêve hypothétique (et impréparé) d’une carrière musicale (dans le rap) en Europe. Le metteur en scène réussit cependant, le temps des premières séquences étonnamment légères, à capter l’insouciance d’une jeunesse qui ne mesure pas les risques qu’elle s’apprête à prendre. Il relate le décalage entre les dangers qui les attendent et leur appréhension de ce périple, opérant un petit contraste bienvenu. Cet écart conscient traduit toutefois une double distance préjudiciable, comme si le réalisateur restait à l’abri du réel italien mais aussi éloigné des besoins profonds de ses adultes en devenir : tout n’est que surface. Se distillent deux possibilités, soit Garrone ne sait pas comment s’approprier intimement cette matière, soit il refuse « lâchement » de s’impliquer, s’évitant soigneusement toute possible controverse. Au mieux, il affiche timidement le désir d’emprunter la voie du conte, il échoue complètement au moment de le concrétiser, lorsqu’il délivre ses visions oniriques, rares et approximatives en termes d’inspiration. Il rappelle ainsi au ratage partiel de son Tale of Tales, où son talent visible traduisait paradoxalement sa difficulté (son incapacité) à transcender son matériau ses seules aptitudes de formaliste. Les qualités intrinsèques du long-métrage, viennent quasi exclusivement nourrir une ambition à la finalité discutable, constamment corrélée à des carences rédhibitoires.

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Convaincu de « bien penser », le cinéaste exclut de manière coupable la réflexion de sa grammaire. Son approche engendre un long-métrage tiède et bassement consensuel, formaté afin de recevoir des éloges et récolter des récompenses. Son savoir-faire ne sert plus son récit mais son ego, comme s’il courrait après un consensus qui a pour effet immédiat d’amoindrir son horizon artistique. La propreté de sa copie, faussement irréprochable, s’accorde avec le parcours programmatique de ses héros, guidé par une idée principale, à la fois forte et répétitive : éprouver leur humanité, tester les notions de solidarité et de collectif face à l’individualisme et à la cruauté. Ce leitmotiv, binaire en l’état, lui permet pourtant de retrouver occasionnellement la sève du meilleur de son cinéma. De Gomorra à Dogman en passant par Reality et Pinocchio, Matteo Garrone n’est jamais aussi fort et inspiré que lorsqu’il confronte (parfois jusqu’au vertige) une individualité innocente à la barbarie et à la corruption (morale, intellectuelle…) du monde. Marcello, le toiletteur pour chiens entraîné dans une spirale vengeresse et Luciano, le poissonnier délaissant les siens, obsédé par l’éventualité de participer à une émission de télé-réalité, sont des exemples marquants d’âmes pures dont il a admirablement observé la dérive et l’avilissement. En ce sens, les séquences en Libye, mêlant captivité, torture et nécessité de survie, faisant de Seydou la victime et le témoin du pire, détonnent. Elles renouent avec une notion de contradiction, indispensable bien qu’ici, la plupart du temps absente. Ces réminiscences ponctuelles (l’apprentissage expéditif de la conduite en mer et la mission suicide qui suit), accentuent un sentiment de déception croissant au fur-et-à mesure du visionnage : le talent de l’auteur est intact, juste insuffisamment utilisé à bon escient. En atteste son plan final, faux happy-end, fermement conscient que le pire ne fait que commencer. Un exemple de fulgurance autrement plus appréciable que ces « plans tableaux », sporadiquement sublimes mais le plus souvent guère à propos. On pense notamment à ces images nocturnes alors que le bateau se rapproche d’une Italie que l’on ne verra pas. L’Eldorado restera un fantasme tandis que la sidération formelle prime sur le discours ou plutôt tend à dissimuler la portée purement illustrative du geste de Matteo Garrone. Si quelques troubles passagers laissent entrevoir l’esquisse d’un projet plus intéressant et ambitieux, Moi Capitaine ne cherche aucunement à être autre chose que la peinture soignée de belles intentions. Avec ce nouveau long-métrage, Matteo Garrone vient surtout raviver les lieux communs d’un cinéma d’auteur mondialisé, équivalent dans le paysage art-et-essai d’un banal blockbuster cynique et désincarné. Il marche ainsi sur les pas de la pire période de la carrière d’Alejandro González Iñárritu (de 21 Grammes à Biutiful). Peut-être rencontrera t-il un succès et une consécration après lesquels il semble courir… Qu’il ne compte en revanche pas sur nous pour défendre sa démarche.

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A propos de Vincent Nicolet

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