Armageddon Time, huitième long métrage de James Gray, nous permet un constat paradoxal : ce cinéaste, parmi les plus importants du cinéma américain contemporain, ne cessera jamais de nous surprendre en racontant pourtant toujours la même histoire d’œuvre en œuvre, creusant les mêmes sillons thématiques, voire empruntant les mêmes schémas narratifs mais en en variant constamment l’amplitude par une variété générique lui permettant de tenter d’approcher la « grande œuvre » (la science-fiction d’Ad Astra [2019], le grand mélodrame enchâssé dans la fresque historique pour The Immigrant [2013], le récit d’aventures teinté de tragédie pour le trop oublié The Lost City of Z [2016]) ou, au contraire, de réaliser des « films de poche », dont les intrigues contiennent cependant en elles-mêmes une telle densité qu’on ne pourrait les taxer d’œuvres mineures (les quatre premiers films de Gray, de Little Odessa [1994] à Two Lovers [2008], qui s’avèrent tous immenses dans des registres différents).

Amitié polémique (B. Repeta ; J. Webb) (©Universal Pictures International)

D’une façon ou d’une autre, les films de James Gray puisent tous peu ou prou dans la biographie de leur auteur, par leur localisation géographique, par leur référentialité aussi bien cinéphile que littéraire, par des détails et des motifs constituant les œuvres, ou par les diverses obsessions qu’ils abordent. Mais jamais le cinéaste n’avait jusqu’alors abordé sa propre histoire avec une telle frontalité, Armageddon Time racontant sa vie, ses souvenirs et ses aspirations d’enfant à travers les jeunes années de collège de Paul Graff (Banks Repeta), d’abord dans un établissement multiculturel de son quartier du Queens, puis à la Key-Forest School, école élitiste et réactionnaire en partie administrée par le père de Donald Trump. Paul possède tous les attributs de Gray (jusqu’à la discrète paronymie de leur nom de famille respectif) : garçon roux et espiègle, jeune artiste incompris (de l’instinct punitif du professeur de collège de Paul dans la première scène du film aux débuts difficiles du cinéaste dans le marasme hollywoodien culminant avec l’épisode The Yards [2000], film massacré par les frères Weinstein et échec cuisant au box-office qui tiendra longuement le réalisateur à l’écart du cinéma, il n’y a qu’un pas) ; il ressemble clairement à un double à peine fictif de son créateur. Et le film de faire la chronique de sa vie, entre le désordre ambiant qu’est sa maison peuplée d’êtres exubérants, aussi tendres que potentiellement brutaux (Irving Graff [Jeremy Strong, très impressionnant], la figure ambivalente du père, capable de la plus grande mansuétude malgré ses éclats de voix, ou au contraire d’une terrifiante violence), son amour profond pour son grand-père Aaron (Anthony Hopkins, d’une émouvante douceur), son amitié désapprouvée par tout son entourage pour Johnny (Jaylin Webb), jeune Afro-Américain pas gâté par la vie et condamné à la délinquance par la pauvreté et le racisme ambiant.

Père ambivalent (J. Strong) (©Universal Pictures International)

Armageddon Time peut surprendre par ses aspects apparemment anecdotiques : si l’esbroufe n’a jamais fait partie du vocabulaire artistique voire éthique de James Gray, le cinéaste semble cependant avoir radicalisé sa démarche néo-classique, évitant le coup de force formel, les élans de virtuosité et autres morceaux de bravoure que contiennent ses films depuis La Nuit nous appartient (2007) ; la dimension tragique inhérente à son cinéma a disparu au profit d’une partition moins âpre, plus douce, privilégiant moins la noirceur endeuillée de l’ensemble de sa filmographie qu’une mélancolie diffuse. C’est bel et bien cette variation dans l’approche de son art qui influence cette mise en scène en aplat ayant permis à une certaine partie de la presse de considérer le film comme académique. Réduire le nouveau James Gray à ce terme ou à ses apparences mineures n’a aucun sens : ce passage dans une forme lo-fi fait justement d’Armageddon Time une œuvre importante dans la filmographie de son auteur, faisant de l’enfance la période d’observation fondatrice aussi incertaine que frémissante, rampe d’accès vers un art qui explosera à l’âge adulte. De ce point de vue, la scène du choc artistique que vit Paul Graff devant une peinture abstraite lors d’une visite scolaire au MoMa est capitale, permettant à l’enfant dessinateur de se projeter dans le futur comme un véritable artiste par la seule force de son œil créateur.

Famille aimante et oppressante (A. Hathaway ; J. Strong) (©Universal Pictures International)

L’ensemble du film travaille ce tiraillement entre la vocation (peut-être fantasmatique) et le réel, celui qui permet de garder les pieds sur terre, de se construire un avenir, de gagner de l’argent et de constituer un foyer. Artiste dans l’âme, de ce fait apte à percer la surface du monde pour en percevoir la richesse profonde (son amitié mal vue avec un Noir en est le signe patent), il est considéré au mieux comme un gamin spécial voire idiot, au pire comme un élément de déstabilisation dangereux pour la cohésion familiale. Les diverses péripéties du film ne semblent vouées qu’à étouffer dans l’œuf ses envies de liberté, tentatives dont l’apogée reste son introduction dans la haute société WASP et intolérante de la Key-Forest School. A cet étouffement répond celui de la mise en scène, réduite à sa plus simple expression classique, loin finalement d’être académique mais répondant esthétiquement aux états d’âme d’un petit personnage empêché.

Et de constater que ce tiraillement entre velléité (l’art, le projet de fuguer vers la Floride pour vivre de ses dessins et de sa peinture…) et réalité à laquelle on ne peut jamais vraiment échapper (la vie de famille, la maladresse teintée de brutalité du père, le naufrage dans la dépression de la mère interprétée avec une justesse bluffante par Anne Hathaway) constitue la trame scénaristique et narrative de l’ensemble des œuvres de la filmographie de James Gray, dépeignant de façon obsessionnelle des personnages se croyant plus grands qu’un réel imparfait mais trop puissant pour ne pas revenir tel un boomerang anéantir les espoirs des protagonistes, les rattraper pour les remettre à leur place. Le cinéma de James Gray est un art du fantasme déçu, faisant des mafieux des personnages voués à chuter (The Yards) ou à changer de camp pour retrouver la famille qu’ils voulaient fuir (La Nuit nous appartient), des explorateurs des hommes cherchant à se libérer du carcan familial au risque de littéralement s’évanouir dans la nature (The Last City of Z), des amoureux des humains voués à la déception et au chagrin (Two Lovers), des fils des êtres fantasmant la puissance de leur père pour se rendre compte de leur médiocrité (Ad Astra).

Le grand-père, ancrage dans la sagesse et la raison (B. Repeta ; A. Hopkins) (©Universal Pictures International)

Armageddon Time, en condensant une part de ce discours et en s’interrogeant sur la meilleure façon, bien que nécessairement vaine, de s’affranchir de l’aliénation du réel (le décollage de la fusée dans le parc en est le symbole), s’inscrit donc avec une remarquable cohérence dans la rhétorique du cinéma de James Gray. A ceci près que ce nouveau film, dont la fragilité apparente dissimule mal l’hypothèse qu’il s’agisse certainement d’un film-charnière, n’est pas sans une contradiction frisant l’optimisme : si l’avatar Paul Graff est un gamin à l’expression artistique plus ou moins bâillonnée, James Gray est devenu un cinéaste accompli qui a su faire de son fantasme son propre réel. De ce point de vue, par sa seule dimension autobiographique et l’accomplissement réel de son auteur, ce long métrage distille une lumière jusqu’alors inconnue dans le magnifique cinéma de James Gray.

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A propos de Michaël Delavaud

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