Dieu, le père, est mort.

James Gray réussit le défi de mêler aventure spatiale dans l’immensité intersidérale et plongée dans l’intimité psychique d’un astronaute de la NASA, Roy McBride (Brad Pitt), qui s’interroge sur lui-même, sur son existence, sur le comportement des humains.
Roy McBride est chargé par une agence spatiale militaire, SpaceCom, de partir loin, très loin dans l’espace afin d’entrer en contact avec son père, Clifford McBride. Celui-ci se trouve dans une station en orbite autour de Neptune.
Clifford McBride avait été envoyé avec des coéquipiers aux confins du système solaire pour chercher des signes de vie extra-terrestre de nombreuses années auparavant. Le lien est rompu avec la Terre et il est maintenant soupçonné d’envoyer vers elle des jets d’ « antimatière » provoquant des bouleversements climatiques, mettant en danger la planète bleue et, à terme, toute forme de vie. L’action de Clifford McBride est dialectiquement et fondamentalement négative. C’est un antagoniste, si l’on utilise un terme issu du théâtre grec antique.
Lorsque SpaceCom considère que le fils devient un possible obstacle pour l’expédition visant à rejoindre Clifford McBride et à éventuellement l’éliminer, elle tente de l’écarter. Sans y parvenir : Roy McBride prend possession de l’engin devant le mener vers Neptune.
En fait, ses interrogations concernent aussi, principalement même, son père, ses relations avec lui.

© Twentieth Century Fox

Le scénario du film a été achevé en 2011, alors que James Gray travaillait à la conception de The Lost City of Z (2016). Il n’échappera à personne connaissant les deux œuvres que, malgré leurs différences, celles-ci ont pour thèmes communs l’exploration de contrées inconnues et la relation problématique entre un père et son fils. Relation qui formait aussi le nœud de précédents films du cinéaste, comme Little Odessa (1994) et We Own the Night (2007).
En 2016, à Cannes, James Gray commence à parler de la préparation de Ad Astra. À partir de cette date, il évoque comme références Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad (1899), 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), Apocalypse Now de Francis Ford Coppola – lui-même inspiré par la nouvelle de Conrad – (1979) (1).
Le moteur en scène bénéficie de la collaboration précieuse du directeur de la photographie Hoyte van Hoytema qui a travaillé sur lnterstellar de Christopher Nolan (2014). Et de celles des acteurs Tommy Lee Jones (dans le rôle de Clifford McBride), Donald Sutherland, Loren Dean, ce qui constitue un joli clin d’œil à Space Cowboys de Clint Eastwood (2000).

Nous avons eu l’occasion de voir Ad Astra en 4D, une des premières expériences de ce genre pour nous, intéressante en ce qu’elle nous a fait comprendre combien le film était savamment travaillé de manière à créer une alternance régulière, et donc plaisante, entre les scènes extérieures – mouvementées – et intérieures – posées.

Les premières, ce sont les décollages et atterrissages de fusées, les accidents de parcours, les luttes entre individus – même si celles-ci se déroulent parfois à l’intérieur de fusées -, les chutes de corps .
Les secondes, ce sont ces moments où Roy McBride est davantage au repos ou en train d’accomplir des actions simples et relativement lentes – même à l’air libre -, et a l’occasion de réfléchir, de se souvenir, de se parler à lui-même. Cette pensée, cette parole nous sont livrées par James Gray principalement à travers la voix off du protagoniste. En général, lorsqu’un personnage est censé être en train de penser ce qui est dit à voix haute, on utilise l’expression de voix interne. La voix de Roy semblant parfois décentrée, étant aussi un commentaire sur lui-même, nous garderons ce qualificatif de voix off, en rappelant qu’il s’agit de celle d’un personnage de la diégèse et qu’elle a une dimension intérieure.

© Twentieth Century Fox

Les images liées aux activités de la NASA et de SpaceCom, à l’espace et aux planètes sont parfois splendides. Elles s’impriment durablement dans l’esprit. Par exemple, le désert lunaire blanc sous un ciel noir où a lieu à une violente confrontation entre astronautes américains portant des casques à visières dorées et astronautes ennemis, tous conduisant à grande vitesse leurs rovers. Ou encore l’atmosphère mordorée enveloppant Mars.
Mais nous pensons aussi à l’avancée dans les couloirs du vaisseau où est censé se trouver Clifford, vers la fin du récit. Roy paraît nager, flotter dans un aquarium dont la lumière est d’un bleu sépulcral.
Mais il y a donc aussi ce visage de Brad Pitt que James Gray filme de près. Triste, fatigué, étonné, au moins dans les premiers temps. Avec ou sans son casque – un accessoire qui constitue un beau moyen de montrer à la fois la personne qui le porte et le reflet de ce qui est hors-champ… champ-contrechamp sans changement de plan.
Et bien sûr cette voix off à travers laquelle on perçoit l’évolution du parcours effectué par Roy au fil du récit et du temps.

Au début, le protagoniste se présente comme quelqu’un de déterminé, de concentré sur ce que ses supérieurs – les Commandements qu’il sert – lui demandent et qui représente l’essentiel dans sa vie. Ses missions lui font négliger sa vie de couple sans enfants. Sa femme le quitte – filmée à un moment en un flou significatif. C’est manifestement une situation qui le touche, mais qui ne le fait pas dévier de sa route. Le métier d’astronaute est une vocation qu’il doit à son père, homme pour lequel il a une immense estime. Roy n’a pratiquement pas connu Clifford et sa manière d’être avec lui est de marcher sur ses traces.
La chute du héros du haut de l’antenne spatiale internationale qui subit des surtensions venues de l’espace fait partie de l’action en ce qu’elle a de manifeste. En même temps, elle est un signe que quelque chose ne va pas chez Roy et qu’il le sent au tréfonds de lui-même. Cette scène semble être un cauchemar dont il se réveille, même s’il ne s’en libère pas. Le protagoniste ne donne-t-il pas d’ailleurs l’impression de faire le choix de sauter dans le vide davantage que d’y être obligé ? Il sent en effet, son discours l’atteste, qu’en menant l’existence qu’il mène il s’autodétruit.
Petit à petit, les certitudes de Roy vont s’effriter. Il se rend compte que les intérêts qu’il sert sont nuisibles à l’humanité, contreviennent aux valeurs défendues par son père et qui sont les siennes aussi. C’est ce qu’il constate lors de son voyage sur la Lune dont la vie lui apparaît être un calque de celle qui ronge la Terre : « Nous sommes des mangeurs de mondes ».
Mais il prend conscience aussi que son père n’est pas l’immense héros, le génie qu’il croit. Qu’il est probablement un fou monomaniaque – hanté par sa quête de vie intelligente -, un criminel ayant éliminé ses coéquipiers récalcitrants. Un « monstre » lui dit la chef d’équipe qu’il rencontre sur Mars et qui a des points communs avec lui – ses parents ont fait partie de la même mission que Clifford, et ont donc été tués par lui.
Roy décide d’accomplir la mission commandée par la SpaceCom et de mettre hors d’état de nuire son ascendant, comme ses supérieurs l’envisagent. Il n’est plus du côté de celui-ci, même s’il n’est pas forcément et complètement du côté des Autorités. Il se range de son côté à lui… à lui Roy.
Le père ne peut, ne veut être ramené à la raison et à la maison. Le fils accède à son désir d’être abandonné dans l’espace.

© Twentieth Century Fox

James Gray a affirmé, au moment où il préparait le film : « The science-fiction genre is so tricky because there are elements of fantasy usually involved, and there are also fantastical elements. What I’m trying to do is the most realistic depiction of space travel that’s been put in a movie (…) » (2). C’est assez étonnant, car Ad Astra pêche du point de vue de l’exactitude scientifique, et de nombreux spectateurs et/ou spécialistes se sont déjà fait un plaisir de relever les incohérences et erreurs qu’il comporte. Il a notamment été reproché au réalisateur de prendre un peu trop de libertés avec la réalité de l’agravité dans l’espace. Nous proposons quelques références en notes, si cela intéresse le lecteur (3).

Ad Astra n’est pas à prendre comme un film réaliste, mais méditatif ; comme l’exploration qu’un individu effectue en lui-même. Psychologie des profondeurs en mode septième art. Les plans où les personnages sont en apesanteur ne constituent rien d’autre que l’équivalent génialement utilisé de ralentis filmographiques.
Plus Roy s’éloigne de son lieu d’appartenance – la Terre – , plus il se rapproche de ce qui le constitue authentiquement en son être et plus il remonte dans le temps de son histoire – se rappelant du passé, se voyant enfant… Le protagoniste grandit, mûrit, s’accomplit en détachant de ce qui l’emprisonne, pèse lourdement sur ses épaules, et finalement le révolte : en l’occurrence son père. Selon l’expression psychanalytique qui s’est approprié la problématique œdipienne : il le tue. Un détail représente ce lien qui attache Roy à Clifford et la façon dont il est coupé. C’est le câble, utilisé dans l’espace lors de la sortie des deux hommes, qui fait penser à un cordon ombilical.
Des commentateurs évoquent la dimension métaphysique de Ad Astra. Si on peut évidemment considérer que les questionnements qui portent Roy vers l’avant sont de cette dimension, on peut aussi considérer que le héros « surmonte la métaphysique » pour reprendre une formule nietzschéenne.

Même si l’association est libre, nous pensons à ce qu’écrivit le philosophe allemand dans Humain, trop humain (1878) : « Le jeune homme prise les explications métaphysiques, parce qu’elles lui montrent, dans des choses qu’il trouvait désagréables ou méprisables, quelque chose d’un haut intérêt : et s’il est mécontent de lui-même, il allège ce sentiment, quand il reconnaît l’intime énigme du monde ou misère du monde dans ce qu’il improuve tant en soi. Se sentir plus irresponsable et trouver en même temps les choses plus intéressantes – c’est pour lui comme le double bienfait qu’il doit à la métaphysique. Plus tard, il est vrai, il concevra de la méfiance à l’égard de tout ce genre d’explication métaphysique ; alors il se rendra compte peut-être que ces mêmes effets peuvent être atteints aussi bien et plus scientifiquement par une autre route : que les explications physiques et historiques amènent au moins aussi bien des sentiments d’allégement personnel, et que cet intérêt à la vie et à ses problèmes y prend peut-être plus de flamme encore » (Chapitre Premier, § 17).

© Twentieth Century Fox

C’est Dieu que Roy tue, et dont il annonce la mort, en se séparant de son idole de père. Lui, le fils qui a pour épouse une femme prénommée «Eve ».
La présence de l’acteur Brad Pitt, de la voix off, de l’Élément céleste fait évidemment venir à l’esprit Tree Of Life (2011). Mais Jame Gray n’est pas Terrence Malick, idéologiquement parlant. L’auteur The Immigrant (2013) a eu l’occasion de déclarer, de façon convaincante : « Je suis d’origine juive, mais je ne suis pas religieux, je ne pratique pas, je suis athée. Je pense même que la religion est une chose ridicule, c’est une version des contes de sorcières » (4).

L’intrigue dans Ad Astra est très simple. L’objet des quêtes paternelle et filiale facilement identifiable. Les adjuvants et les opposants ont peu d’épaisseur – mis à part le colonel Pruitt (Donald Sutherland), qui a été un proche du père McBride. Le schéma actanciel est basique, donc. Cela incommodera certains spectateurs. Ceux-ci pourront être déçus par la chute peu spectaculaire du récit, la naïveté de certains propos de Roy et notamment ceux qui concluent le film – lesquels auraient été dictés par la Production, ou ayant résulté d’un compromis entre celle-ci et James Gray (5).

Pour notre part, nous voyons en Ad Astra une œuvre épurée où fond intellectuel et psychologique, représenté et forme filmique s’harmonisent suprêmement.


Notes :

1) Cf., entre autres, Rodrigo Perez, « Director James Gray Talks The Immigrant & Details Of His Sci-Fi Film Ad Astra In 50 Minute Talk [Listen] », The Playlist, 6/08/2016.

2) Cité par Adam Chitwood in « James Gray Says His Sci-Fi Movie Ad Astra Starts Filming This Summer with Brad Pitt », Collider, 10/04/2017. http://collider.com/james-gray-brad-pitt-ad-astra-filming/

3) Quelques articles mentionnant des erreurs supposées commises par James Gray et ses collaborateurs au sujet des voyages spatiaux :
* Andy Howell, « What Ad Astra Gets Wrong About Space Travel, Astronomy, and the Search for Extraterrestrial Life », Gizmodo, 9/23/19.
https://gizmodo.com/what-ad-astra-gets-wrong-about-space-travel-astronomy-1838363861
* Adrienne Westenfeld, « Brad Pitt Spacewalks Through the Rings of Neptune in Ad Astra. Is That Even Possible? – A Stanford aerospace expert fact-checks what’s possible (shooting a gun in space) and what’s definitely not (ravenous space monkeys) », Esquire, 20/09/2019.
https://www.esquire.com/entertainment/movies/a29126421/brad-pitt-ad-astra-space-science-accuracy-fact-check/
* Camille Gévaudan, « Ad Astra. Course aux étoiles : un cas d’espace », Libération, 13/09/2019.
https://www.liberation.fr/futurs/2019/09/13/ad-astra-course-aux-etoiles-un-cas-d-espace_1751275

4) Serge Kaganski, « Entretien avec James Gray – Version longue », Les Inrocks, 27/11/2007.
https://www.lesinrocks.com/2007/11/27/cinema/actualite-cinema/entretien-avec-james-gray-version-longue/

5) James Gray a dit quelques mots à ce sujet : « The ending was always part of the design where the guy reaches into the space capsule, and the camera pulls back. Then there was an added coda, the psych eval where he finishes by saying, ‘Submit’, which was something that I had added. We wanted to make sure the audience understood his transcendence. Not that he was alright and he was gonna be doing great, but that he had been able to come out the other side. It was my intent never to make a downer or downbeat movie because, unlike his father, he breaks the cycle and he returns to the Earth. So I wanted his transcendence to be clear. We always thought of it as a coda ». In Ian Sandwell, « Ad Astra‘s ending delivers a powerful message – Director James Gray explains the decision behind it », Digitalspy, 18/09/2019.

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