Copyright Flare Film

Le travail du sexe peut-il être un travail comme un autre ? Et si oui, l’amour peut-il y jaillir comme l’or pur ? Dans ce film qui s’avère une vraie pépite, avec un œil neuf, frontal et lumineux, Henrika Kull nous présente Sasha et Maria, travailleuses tombant amoureuses l’une de l’autre dans un bordel légal en Allemagne, dirigé par une femme aussi maternelle qu’empathique et où règne une sororité espiègle. Ici le sexe serait un « simple job », son commerce affranchi et autodéterminé, dans la modernité contagieuse de Berlin : outre-Rhin, la prostitution est dépénalisée depuis 2002.

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Véritable tour de passe-passe, la caméra est plus que portée, emportée, elle prend les peaux et les gros plans à la volée et à l’envolée, sur un rythme audacieux, un grain amoureux, des couleurs enchantées. Seule la chair de l’homme est triste, et même flasque, qui clapote et tapote entre ventres ronds et triples mentons, seul l’homme se traîne entre régressions molles et lâches agressions alcoolisées. Le travail du sexe n’est pas sexy. Et l’homme, hors sujet, presque hors champ n’est pas le sujet, sauf de la paternité.

C’est après que ces halètements, ces jouissances féminines simulées, ces gestes maternels nous ont enveloppés dans leur univers de faux-semblants que, soudain, s’élève l’Ave Maria de Schubert, la pure magie d’un moment qui s’appelle la naissance de l’amour, la vérité d’une attraction magnétique entre deux femmes ; le rayonnement traverse l’écran, les échanges poético-piquants nous emportent, les papillons volent, rien n’est réinventé du sentiment amoureux et tout l’est de son irrésistible élan. Au grand étonnement peut-être de certains, l’érotisme ici reste frère de la pudeur, nous sommes à la découverte des premières fois des premiers grands sentiments, aux antipodes des démonstrations de La Vie d’Adèle. Tout est à redécouvrir, dans la joie ou les larmes, y compris la déclaration façon Roméo et Juliette sous une fenêtre.

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Cela n’escamote pas le ou les débats. Mais dit tout du talent de la réalisatrice, Henrika Kull, pour prendre le contrepied des préjugés sur la prostitution, ripoliner les regards sur la pratique actuelle du métier, suggérer avec une authenticité et un naturalisme parfaits qu’il pourrait être un travail comme un autre, au sein duquel aurait lieu une rencontre amoureuse comme une autre. Sauf que.

La belle histoire va achopper sur ce qui paraît de prime abord un rien, un grain de sable, qui est quand même celui du réel. Maria qui répand un tel parfum de liberté, d’aisance affranchie, Maria se cache, se fait naître dans des châteaux, des grands, raconte des craques par téléphone à un père invisible, se définit comme performeuse, peut pendant un instant ne pas assumer en public sa relation avec Sascha. Et la fragile vérité de verre se brise en mille douleurs, mille coupures. Le fil enchanté du film se rompt, Berlin dans les flous semble pleurer, et toutes les questions se poser.

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Rappelons-le, le film se passe dans une maison légale de Berlin, évite savamment les clichés sordides et misérabilistes et, surtout, affiche son désir de ne pas poser de jugement. La réalisatrice, ayant longtemps travaillé comme serveuse dans ce milieu, a tenu à y planter sa caméra, et si elle y plante également son sujet, c’est selon ses conditions, dit-elle : ici les filles seraient libres de venir et de partir, affichent un franc libre-arbitre, seraient les maîtresses de maison, pouvant même à l’occasion refuser un fâcheux, voire lui rendre son fric et lui tourner le dos.

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Mais même dans le contexte allemand, s’affranchit-on vraiment du lourd regard de la société ? Du jugement social qui, depuis des siècles, associe putes, avilissement, maladie, transgression ? Ce commerce qui passe par le plus intime du corps peut-il se réduire à un travail tarifé dénué de violences, un travail comme les autres ? Sans entrer dans le débat qui serait trop vaste opposant féministes, prohibitionnistes, abolitionnistes ou pro-prostitution, simplement savoir que la majorité des prostituées ont connu des agressions sexuelles dans leur enfance, y compris en Allemagne*. Agressions qu’elles répètent pour tenter de les surmonter. Qu’il s’agit alors de coupures, dissociations, amnésies et répétitions traumatiques assez éloignées d’une diagonale de la joie**.

Image Imago/Future Image

Enfin, précisons-le, la réalité du travail du sexe en Allemagne ne semble pas militer en faveur de ce type de dépénalisation, cf le discours d’Ingeborg Kraus à l’assemblée nationale de Paris sur « le modèle allemand », le 24 mai 2018.

À partir de là, le titre Seule la joie (Glück en allemand) sonne comme un rappel, un ultimatum, voire une promesse impossible. Lorsque Sasha présente soudain sa face sombre, son impossibilité au bonheur, nous découvrons que nous ne savons rien d’elle ni de la belle et troublante Maria. Qu’il faut d’abord se trouver avant de pouvoir trouver l’autre. Et la beauté immédiate et électrique de la première moitié du film vrille en une délicate peinture des complexes obscurités du désamour avant de trouver la lumière d’une résilience.

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À tous points de vue, la prestation des deux actrices Adam Hoya et Katharina Behrens s’avère extraordinaire, reposant à l’évidence sur leur personnalité hors norme, tout particulièrement concernant Maria. Dès les premiers plans où la caméra tente de la saisir, elle irradie l’écran par sa beauté ambiguë, franchement androgyne, son magnifique jeu queer. Maria, alias Adam Hoya entre autres pseudonymes dans la vie, remarquée par la réalisatrice dans le film Searching Eva tiré de son blog de poétesse, également mannequin et travailleuse du sexe, sera devenu trans après le tournage de Seule la joie.

Alors que dans la vague #MeToo, les débats féministes sur la prostitution resurgissent avec une nouvelle vigueur et à la faveur de nombreux documentaires, les longs métrages avec ce thème central restent peu nombreux. Dans ce contexte et sur ce sujet, Henrika Kull réussit la prouesse de faire émerger un désir amoureux autre, jailli comme l’eau fraîche au milieu d’un monde de corps-marchandises. Comme si à partir de Baudrillard (la marchandisation du désir), il s’agissait de revenir à Marx (le corps de la prostituée comme généralisation de celui de l’ouvrier) et Marcuse (la vraie révolution serait l’amour).

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Admiratrice de Lars von Trier et de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, Henrika Kull privilégie une caméra sensuelle, intuitive et immersive en répétant peu avec ses actrices, en se laissant porter par son intérêt pour l’amour, l’humain et les visages, à la croisée de l’intime et du social. Un alliage exigeant qui avait déjà assuré le succès de son précédent film, Jibril, histoire d’amour en milieu carcéral. Ici, son objectif — raconter une love story fictionnelle dans un lieu où l’amour est un bien de consommation — est atteint haut la main, quel que soit le débat qu’il fait naître.

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* Une étude du ministère allemand de la famille datant de 2004, révèle que 87% des femmes en situation prostitutionnelle déclarent avoir subi des violences physiques, 82% des violences psychiques, 92% du harcèlement sexuel, 59% des violences sexuelles.

Bundesministerium für Familie, Senioren, Frauen und Jugend : Gender Datenreport », Kapitel 10: Gewalthandlungen und Gewaltbetroffenheit von Frauen und Männern, P. 651-652, 2004.

** Plusieurs études sur ce sujet démontrent une corrélation étroite entre le passage à la prostitution et la violence subie durant l’enfance.

Cf Muriel Salmona, Pour mieux penser la prostitution : quelques outils et quelques chiffres qui peuvent être utiles. Chapitre 3: Violences avant l´entrée en situation prostitutionnelle. https://www.trauma-and-prostitution.eu/fr/2015/01/21/pour-mieux-penser-la-prostitution-quelques-outils-et-quelques-chiffres-qui-peuvent-etre-utiles/ 

FICHE TECHNIQUE DU FILM

Titre original : Glück

Pays : Allemagne

Année 2021

Durée 90′

Genre Drame

Production Flare Film, ZDF

Interprétation : Katharina Behrens, Adam Hoya, Nele Kayenberg

Compositeur : Dascha Dauenhauer

Producteur : Martin Heisler

Chef décorateur : Theresa Bischof

Chef monteur : Henrika Kull

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A propos de Danielle Lambert

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