Gus Van Sant – « Don’t worry, he won’t get far on foot »

Comme souvent chez Gus Van Sant, la représentation du temps s’écarte d’une traditionnelle structure linéaire pour dessiner à l’intérieur du film un mouvement à la fois mental et intuitif plus à même de traduire la complexité d’un personnage ou d’un récit. Quand, laissant de côté les expérimentations visuelles qui ont fait sa réputation, le cinéaste de Portland choisit l’épure, le montage, face immergée mais essentielle de son travail, prenant pour ainsi dire les commandes, révèle la profonde humanité de l’artiste dans une mise à nu le plus souvent bouleversante. Collage visuel et sonore, parcours morcelé d’un héros d’apparence hors normes mais finalement ordinaire, Don’t worry, he won’t get far on foot, sous son costume mainstream, sonne comme l’une des œuvres les plus intimes de son auteur.

Initié il y a vingt ans par Robin Williams, qui avait acquis les droits d’adaptation de l’autobiographie de John Callahan, le projet, associant Gus Van Sant dès le départ, voit enfin le jour quand le cinéaste écrit une nouvelle version du scénario et trouve là l’occasion de retravailler avec Joachin Phoenix. Originaire de Portland et rendu tétraplégique par un accident de voiture lié à son alcoolisme, John Callahan se met au dessin et devient très vite un caricaturiste reconnu grâce à son style brut et direct, son humour noir et son absence de tabous. Du même âge, héritiers tous deux des auteurs de la Beat Generation, le dessinateur et le cinéaste ont longuement collaboré à la gestation du film jusqu’à la mort de Callahan en 2010.

De fait, bien que fidèle au texte adapté, le biopic réalisé par Gus Van Sant s’inscrit pleinement dans une filmographie dont il convoque figures et thématiques. Luttant contre ses démons et sa dépendance à l’alcool, en marge mais appréciant qu’on l’admire, maniant un humour vif et spontané, trouvant dans l’expression artistique une partie de son salut, Callahan rejoint les autres héros déchirés du cinéaste qui confirme son statut singulier de portraitiste de Portland. Inscrit au cœur du dispositif, Joachin Phoenix fait ainsi le lien entre le jeune candide de Prête à tout et l’homme mature qui s’exprime au sein des Alcooliques Anonymes. Mieux, héritier du génie de son frère River et s’associant à Udo Kier pour faire résonner le shakespearien My own private Idaho ou croisant les skaters de Paranoid Park, le comédien relie plusieurs routes vansantiennes et dessine en creux le portrait d’un cinéaste sensible et mélancolique.

Cette mélancolie souligne ici la complexité d’un personnage au destin à la fois exemplaire et banal. Accompagnant les nuances qu’elle exprime, virant du rire aux larmes mais refusant l’apitoiement, redonnant au verbe la puissance de son expression, Don’t worry, he won’t get far on foot redéfinit le questionnement comme essence de la condition humaine. Allant jusqu’à s’interroger sur l’existence de Dieu, son expression, son interprétation, la place à s’attribuer face à lui (« Show me who you are and I would be your slave » chante Bowie), ne rejetant pas les interprétations faciles voire naïves et ne plaçant pas la question en exergue, Gus Van Sant iconise la figure du héros alcoolique sauvé par la foi pour la renverser la seconde d’après.

Propulsant son fauteuil électrique à toute vitesse, ne respectant aucune règle de sécurité et chutant régulièrement, sous l’emprise de la boisson ou devenu sobre, Callahan n’en finit pas de vivre au risque de mourir. Ses dessins, présents dès le superbe générique et parfois animés, images brutes légendées ou dialoguées, dont il distribuait souvent les exemplaires uniques au lieu de les faire publier, permettent de découvrir un artiste dont le travail mis en perspective révèle toute la puissance.

En parallèle de Callahan, le personnage de Donnie, riche héritier mystique aux allures de gourou animant chez lui des rencontres d’Alcooliques Anonymes, homosexuel torturé atteint du sida, ami profond et fidèle, affiche une sorte d’optimisme désespéré s’exprimant dans un sourire, une directive incisive, un regard voilé. Sa posture décalée ajoute à la mélancolie générale.

La mise en scène sobre mais pas atone travaille les gros plans et les champs contrechamps comme autant de vignettes s’articulant les unes avec les autres. Les quelques plans larges montrant notamment Callahan fonçant en fauteuil électrique et les fortuites fantaisies formelles que le cinéaste se permet, le tout souligné par la partition enlevée de Danny Elfman, rappellent que l’auteur d’Elephant n’a rien perdu de sa maîtrise.

Kaléidoscopique et tendu, faiblissant brièvement dans sa deuxième partie (à l’étape 10, celle du pardon) mais offrant quelques séquences éblouissantes (la virée avant l’accident, la rencontre d’Annu, certaines séances de groupe, la toute fin) et maintenant sur la durée un équilibre singulier entre le biopic classique et le portrait cubiste, le nouveau film de Gus Van Sant parvient à bouleverser sans jamais se fourvoyer. Moins édifiant qu’Harvey Milk mais mêlant de la même manière l’intime et l’altérité, Don’t worry, he won’t get far on foot confirme la profonde humanité d’un cinéaste parfois perçu par ses tristes détracteurs comme vide et conceptuel.

Autre confirmation, l’excellence des comédiens dirigés par Gus Van Sant : le lien particulier l’unissant à Joachin Phoenix permet à ce dernier de se glisser dans la peau de Callahan sans le moindre cabotinage. D’une sobriété exceptionnelle (même quand il joue l’ivresse…), affichant un sourire d’enfant et pleurant sans pudeur, lui si souvent too much trouve ici l’un de ses plus beaux rôles. Mis à part Jonah Hill (métamorphosé et bluffant), les autres acteurs ne font que de brèves apparitions mais parviennent tous à nourrir leurs personnages. Ainsi Rooney Mara (plus lumineuse que jamais), Jack Black (génial), Beth Ditto, Kim Gordon, Christopher Thornton ou Udo Kier, les uns rejoignant la famille, d’autres la retrouvant, tous magnifiés par la bienveillance du réalisateur, enrichissent son œuvre de nouvelles incarnations.

Se rapprochant de la tonalité de Restless, mais beaucoup mieux écrit, Don’t worry, he won’t get far on foot s’impose comme le meilleur film de Gus Van Sant depuis Harvey Milk. Que les deux aient pu naître après des années de gestation et grâce à la vaillance du cinéaste ne peut relever du hasard.

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