Premier film de Gallien Guibert, Rien ni personne, s’il ne révolutionnera pas le genre de la série noire, prend assez de biais ce dernier pour transcender son origine policière et, ce faisant, pour intriguer. Le long métrage se fonde autour d’un personnage principal en fuite perpétuelle, et c’est bel et bien cette instabilité qui fascine véritablement, contaminant peu à peu le récit, ainsi qu’un genre considéré de façon de plus en plus abstraite au fur et à mesure de l’avancée du film. Jean (Paul Hamy, comme toujours très juste et intense) travaille pour Dante (Sam Louwyck), trafiquant de drogue plutôt paternel mais apparemment intraitable. Il a une compagne, Nadia (Jina Djemba) et un bébé. Son activité délinquante semble le miner de plus en plus, instillant le malaise dans une vie de famille reposant sur un équilibre précaire. Il décide de quitter son foyer jusqu’à ce qu’il puisse subvenir de manière confortable aux besoins de sa famille, dérobant au passage une certaine quantité de cocaïne à son mentor pour pouvoir revendre la drogue. Le vol de coke entraîne les représailles des gangsters trahis, qui tuent Nadia. Et Jean, ayant récupéré son fils, de vouloir tout autant fuir les criminels que de s’en venger.

Père en fuite (P. Hamy) (©La Vingt-cinquième Heure)

A partir d’une intrigue polardeuse finalement assez attendue, Rien ni personne se risque finalement à dresser le portrait d’un paumé encombré par la vie et cherchant à sauver ce qui lui importe le plus, au risque de faire basculer toute tentative de récit dans la tragédie la plus sombre, chaque sauvetage de situation en créant une autre tout aussi périlleuse, faisant du personnage de Jean un être constamment rattrapé par ses actes douteux, englué dans un sorte d’épais fatum. De ce point de vue, Gallien Guibert semble clairement s’inspirer des tragédies en forme de séries noires ayant ouvert la filmographie de James Gray (particulièrement The Yards [2000] et La Nuit nous appartient [2007]) dans sa façon de faire du genre policier la simple ossature d’un sombre portrait de la perdition. N’est cependant pas Gray qui veut : sans être déshonorant, le talent de réalisateur de Guibert reste encore jeune, comme on parlerait d’un vin ne donnant pas encore la pleine mesure de son potentiel. Il s’avère cependant que le réalisateur français assume pleinement par sa mise en scène le caractère abstrait de son traitement générique, aboutissant à une scène finale d’affrontement assez originale, dissimulant toute l’action, les coups de poing et de feu, dans une épaisse fumée et dans les rougeurs vives de bougies de détresse obstruant toute représentation possible, faisant de la caméra un œil aveugle, inapte à cerner les contours du monde, juste bonne à en capter les sons de sa violence.

Violence abstraite (P. Hamy) (©La Vingt-cinquième Heure)

L’autre lien attachant Rien ni personne à James Gray, de façon encore une fois plus fragile, se trouve être le rapport du film à la filiation, véritable raison d’être de l’œuvre de Guibert. La complexité du personnage de Jean se situe à cet endroit, tiraillé qu’il peut être entre sa propre condition d’orphelin ayant fui sa famille d’accueil lorsqu’il était adolescent (déjà une fuite, originelle celle-ci) et son rôle de père pour lequel il n’a aucun repère. Le film montre le tissage de la relation entre la petite gouape un peu inconséquente et son nourrisson, aboutissant finalement à l’apprivoisement de Jean par lui-même : cherchant à permettre à son fils d’éviter la vie qu’il a eue lui-même, il semble s’observer dans le miroir que lui tend l’existence même de sa progéniture et tenter d’exorciser un passé familialement complexe. De ce fait, les deux personnages féminins saillants du film semblent d’une importance capitale. Le premier d’entre eux est la seule figure maternelle de l’homme, Monique (Françoise Lebrun, nouvelle grand-mère rassurante du cinéma français, reprenant peu ou prou la douceur dont elle usait dans Le Livre des solutions de Michel Gondry l’an passé), incarnation de son passé d’orphelin qu’il avait fui pour le mieux revisiter une fois père. Le second, interprété avec une belle force par Suliane Brahim, est Valérie, navigatrice déchue et alcoolique dont Jean va utiliser les talents et le bateau pour quitter par la mer une terre qui n’a rien de fertile tant pour lui que pour son enfant. Le personnage de Valérie, pourtant conflictuel, trouble par ses similarités avec le père truand qu’elle s’apprête à embarquer : résolument seule et en perdition, isolée d’un monde qui ne semble pour elle qu’hostilité et agression, sans attaches et se réfugiant dans le paradis artificiel de l’alcool (de même que Jean, associé tout le film à son activité de dealer de cocaïne), elle ressemble à la sœur inconnue que le personnage principal du film pourrait avoir, reflet féminin aussi désabusé que salvateur (puisqu’il incarne la fuite ultime) d’un être lui-même au bout du rouleau mais visant au renouveau. De cette étrange fraternité entre deux êtres perdus, accompagnés par un enfant plein d’avenir, émane une lumière aussi vacillante qu’essentielle car réparatrice.

Valérie, reflet féminin de Jean (S. Brahim) (©La Vingt-cinquème Heure)

Œuvre imparfaite, ne s’autorisant pas l’ampleur dont il pourrait être capable au regard de son récit et des enjeux que ce dernier pourraient véhiculer, sans aucun doute trop court (1h18) et trop peu sûr de lui, Rien ni personne reste un premier film attachant par l’honnêteté sans fioritures avec lequel il embrasse le portrait de personnages cassés cherchant à se rapiécer, ne profitant pas de sa noirceur intrinsèque pour s’enfoncer dans le sable mouvant du misérabilisme lacrymal. L’humilité sans ostentation de Gallien Guibert, finalement assez rare, est à saluer.

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A propos de Michaël Delavaud

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