Au petit matin, dans la lumière encore incertaine de l’aube, plusieurs femmes attendent sur le bord de la route. Une voiture s’arrête et on les voit alors s’installer, non sans peine, dans la remorque où elles s’entassent les unes contre les autres, sans intervalle de liberté. Cette absence d’intimité n’empêche pourtant pas le déclenchement d’un bruissement de paroles et de confidences, qui annonce d’emblée la circulation permanente de l’amour et du désir au centre du dispositif filmique. Une fois parvenu sur le terrain de la plantation, ce marivaudage se déploie alors dans tous les recoins du verger, des larges allées aux étroites branches qui voilent le visage des protagonistes. Dans ce territoire unique et complexe, à la fois solaire et ombragé, vaste mais doté d’espaces exigus, la mise en scène de Erige Sehiri ausculte le sentiment amoureux comme révélateur des aspirations contrariées de la jeunesse tunisienne. Le temps d’une journée, le verger devient le microcosme de la société dans son ensemble et témoigne de l’état des relations hommes-femmes dans ce pays. Ce geste créateur, délicat et nuancé, fait de ce premier film une jolie réussite et rappelle qu’un acte politique réside également dans sa capacité à remettre de la douceur dans une situation minée par la violence des rapports sociaux.

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Récit choral, Sous les figues utilise toute la géographie de son espace agricole pour décomposer constamment son équipe de travailleurs en plusieurs duos qui présentent autant de variations sur le sentiment amoureux et sur l’entente entre les deux sexes. Fide flirte avec le chef, Sana entretient une relation platonique avec Firas et Melek retrouve avec Abdou son amour d’adolescence tandis que d’autres groupes de pairs se forment pour venir converser sur cette thématique centrale. Mais le commentaire se transforme vite en observation et toute cette petite communauté apparaît ici soumise au regard inquisiteur des autres, en dépit de leur repli dans les interstices du verger. L’écriture met en évidence la surveillance généralisée des mœurs qui gouverne la société, comme en témoigne le couple Sana-Firas, manifestement dépossédé de tout espace personnel et qui prévoit déjà de se retrouver au supermarché, au rayon yaourt, pour échapper au regard de la famille de la jeune fille. Mais le propos va plus loin lorsqu’il indique que chacun des protagonistes est lui-même coupable des abus qu’il dénonce, que le contrôle social n’est pas seulement le fait d’un ordre supérieur mais aussi le fait de celles et ceux qui désirent s’en affranchir. N’est-ce pas cette même Firas qui, alors qu’elle se plaint de ces gens qui « passent leur temps à se surveiller », est la première à commérer sur ses camarades ? De la même manière, la fracture entre les générations orchestrée par la mise en scène, notamment au moment du repas lorsque les adolescentes et leurs aînées déjeunent dans deux endroits différents, est finalement désamorcée par cette émouvante séquence où l’on apprend que la doyenne Leila a été autrefois victime des mêmes obstacles que ceux qui entravent aujourd’hui l’existence des plus jeunes. Ce mouvement de déconstruction, qui va de l’opposition à la similarité, s’applique plus largement à l’ensemble des personnages féminins. Les différents positionnements sur l’amour selon les couples et la nature de leur relation, donnent lieu à un débat entre les partisans du respect de l’ordre conservateur et les êtres en quête de changement, qui se cristallise autour de la dispute entre Fidé et Sana, représentantes respectives de ces deux tendances. La première affirme sa liberté et son indépendance quand la seconde lui reproche de n’être qu’une « aguicheuse ». Si elle apparaît quelque peu artificielle et « plaquée » à des fins scénaristiques, la réconciliation entre ces deux femmes traduit finalement leur position commune d’individus empêchés dans leurs émotions par plusieurs tabous et qui affichent une même défiance à l’égard des sentiments. « L’amour est un mensonge » dira notamment Sana et c’est ce même désenchantement que l’on retrouve chez chacun des protagonistes : de Firas qui se désole de ne pouvoir aller au-delà du simple flirt à Melek, marquée par l’abandon d’un ex dont elle finit par rejeter les mots, en passant par Fidé qui confie « ne pas faire confiance aux hommes ».

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Mais ces paroles désabusées sont toujours contrebalancées par un désir qui transparaît à chaque instant, à travers une esthétique empreinte de sensualité. Si le choix de la longue focale et le systématisme des plans resserrés évoquent la sensation d’étouffement qui gagne ces jeunes êtres face à l’absence de perspectives, ils témoignent également d’une attention portée aux corps, aux gestes et à ce qu’ils révèlent des personnages. Les interdits énoncés par le discours s’effacent alors devant un sourire involontaire qui se dessine brièvement, une légère hésitation, un mouvement nerveux des doigts, un contact fugace des mains, et d’autres signes d’un trouble manifeste. C’est dans cette tension entre le scepticisme du verbe et le désir des corps que réside la grâce du film, délicat par son esthétique et pessimiste par sa narration. Par ce même conflit, il affiche également sa dimension politique, dans sa mise en scène des affects contraints par un système patriarcal et inégalitaire, dénué de toute possibilité d’émancipation. Reste alors la solidarité féminine qui s’incarne en fin de journée, sans pour autant faire oublier les battements de cœur déçus de l’aube.

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