Place forte de l’industrie cinématographique mondiale depuis bien longtemps, le continent asiatique, en remportant les deux dernières Palmes d’or (Une affaire de famille et Parasite) se retrouve plus que jamais sur le devant de la scène. Si les années 2000 et 2010 ont été d’évidence marquées par l’émergence spectaculaire d’une génération de cinéastes sud-coréens, la diaspora chinoise (terme générique permettant de réunir sous la même bannière cinémas hongkongais, taïwanais et de Chine continentale) n’a pas été en reste. Des metteurs en scènes établis tels que Wong Kar-Waï, Hou Hsiao-Hsien, Zhang Yimou, Jia Zhangke aux nouveaux venus comme Bi Gan (Un grand voyage vers la nuit) ainsi que l’auteur dont il va être sous peu question, les propositions remarquées n’ont pas cessées d’affluer. Cela en dépit d’un contexte politique où la culture est soumise à une censure non négligeable, les artistes s’accommodant plus ou moins de ces conditions, parfois complaisamment, parfois pour les transgresser plus subtilement. Réalisateur rare (quatre longs-métrages en dix-huit ans) et relativement discret, Diao Yi’nan se range dans la seconde catégorie. Remarqué en 2014 lorsqu’il repart de la Berlinale, le Lion d’or en poche pour Black Coal, il aura fallu attendre cinq ans avant de le retrouver. Son polar d’époque, contemporain certes mais situé stratégiquement en 1999 (soit la période correspondant à la bascule libérale d’un régime autoritaire paradoxalement affilié au parti communiste chinois) lui avait permis de se frayer un chemin à la marge ou du moins en rupture avec les codes dominants du cinéma chinois. Il usait du genre et d’un prisme codifié afin d’ausculter son pays, l’interroger par la forme, tout en allant arpenter des chemins plus classiques (bien qu’éventuellement tortueux sur le plan de la narration) dans son récit. De retour sur la croisette en Mai dernier douze ans après Train de nuit (présenté à Un Certain Regard en 2007), sa nouvelle réalisation lui permettait d’accéder pour la première fois de carrière à la Compétition cannoise. Projection remarquée, pas seulement en raison de la présence dans la salle d’un certain Quentin Tarantino (manifestement plus que conquis), le film repart bredouille de la quinzaine. Si sa sortie tardive, qui plus est à l’heure des traditionnelles fêtes de fin d’année pourrait nuire à sa visibilité, annonçons la chose comme il se doit, il s’agit de l’un des derniers temps fort d’un cru 2019 de haute volée. Toujours rattaché au genre policier, mais cette fois affilié au jianghu (1), le magnifiquement titré, Le Lac aux oies sauvages, nous présente ZHOU Zenong (Hu Ge), un chef de gang en quête de rédemption et LIU Aiai (Gwen Lui Mei, déjà à l’affiche dans Black Coal), une prostituée prête à tout pour retrouver sa liberté, plongés au cœur d’une chasse à l’homme. Ensemble, ils décident de jouer une dernière fois avec leur destin…

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Ambiance nocturne pluvieuse, rencontre au milieu d’une petite gare de banlieue entre les deux héros de l’histoire en guise d’introduction. Discussion amorcée via un geste simple (l’allumage d’une cigarette) instantanément fétichisé, les personnages en ressortent iconisés tandis que les architectures du décor apparaissent comme une prison à ciel ouvert dont ils vont devoir s’extraire. Situation statique à l’étrange parfum de balade, d’errance floue teintée d’onirisme. Le réalisateur annonce la couleur, comme dans son précédent long-métrage, les figures qu’il invoque sont connotées. Il embrasse ici les archétypes du film noir (oscillant entre inspirations classiques et modernes), qu’il entreprend de réinventer progressivement non par le scénario mais au moyen d’une approche de pur formaliste aussi inspiré qu’inventif.. Le minimalisme de la trame (en soit peu originale), se voit contrebalancé grâce à un travail de stylisation permanent et vertigineux, quitte à nous faire décrocher narrativement pour cause de sidération rétinienne. Ainsi, dans cet écart entre sophistication visuelle et écriture dépouillée, Le Lac aux oies sauvages va affirmer sa singulière beauté. Peu préoccupé à l’idée de rechercher une quelconque efficacité, Diao Yi’nan, ose une lenteur contemplative, tout juste chahutée par des montées de brutalité, où la violence graphique se pare à son tour d’une enveloppe poétique. À l’aide d’une photographie assez époustouflante, sa mise en scène superpose plusieurs horizons esthétiques : des couleurs vives, accrocheuses (goût des néons et sources de lumières à l’intérieur même du cadre) contrastent avec un arrière-plan plus cru, laissant se dévoiler une périphérie chinoise négligée, délaissée (sensation appuyée au regard du rôle qu’occupe la police, reléguée au rang d’arbitre au sein du récit) et un champ de références héritées de l’occident. Au jeu des citations on pourrait invoquer la rencontre entre le fétichisme du Wong Kar-Wai de 2046 (ou pour pousser pousser plus loin celui du Nicolas Winding Refn de The Neon Demon), le lyrisme brut du Michael Mann d’Hacker sans oublier d’évoquer Le Troisième homme de Carol Reed en guise de mètre étalon du genre, matière première à revisiter. Néanmoins, si la maestria dont fait preuve le cinéaste fascine autant, cela tient aussi bien au caractère affranchi de son style, qu’à l’artisanat de ses audaces formelles, donnant l’illusion que les coutures de fabrication sont à la fois discrètes et apparentes. Près de deux heures durant, ce dernier s’évertue à réinventer situations, personnages, décors et accessoires, animé par un refus de la répétition, de signer deux fois le même effet, la même séquence. Le plaisir de créer de l’image « neuve » est palpable et contagieux.

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Derrière cet habillage virtuose, à même de le cantonner au rang d’exercice de style brillant, Diao Yi’nan entend prolonger ce qu’il a entamé avec Black Coal : une étude frontale et faussement détournée de son pays. La peinture d’un monde marginal, régit selon ses propres règles, lesquelles priment les législations officielles, en dit en soit beaucoup sur l’état d’une nation fracturée. On plonge dans l’envers du décor, une zone de province à l’abandon, loin des grandes métropoles chinoises, faisant office de vitrines à l’internationale et potentiels éléments de soft power. Un territoire sur lequel la pègre a la main-mise, et où la notion « sauvage » présente dès le titre peut se manifester selon sa définition la plus péjorative. Cette omniprésence du monde criminel, au-delà de correspondre aux diktats d’un genre se fait l’écho exacerbé d’une population contrainte à reprendre le pouvoir par la force sous peine d’être définitivement écrasée. La quête de liberté des deux héros se fait la traduction d’une voie alternative, d’une volonté de s’extraire des schémas dominants ou préétablis. Étincelle lumineuse au milieu de la noirceur ambiante, la romance contrariée laisse progressivement apparaître un dessein moins évident. Au sein d’un univers violent et très masculin, la femme, à travers la figure maltraitée de la prostituée, obtient non seulement sa revanche (narrative et sociale) mais surtout s’impose comme l’un des rares motifs d’optimisme à l’intérieur d’un tableau résolument pessimiste. Où comment parachever la modernité du long-métrage sur un discours féministe témoignant d’une prise en compte des lents mais réels bouleversements en cours. Le Lac aux oies sauvages, subjugue par sa forme hypnotique, sans que cela ne se fasse au détriment de sous-textes critiques et militants, tel un doux rêve parsemé de réveils brutaux.

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(1) jianghu (« rivières et lacs ») : ce mot désigne toutes les catégories « en marge » de la conformité sociale, des chanteurs de rues et chevaliers errants de la Chine ancienne à la pègre et aux gangsters.

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A propos de Vincent Nicolet

1 comment

  1. Alleaume

    Merci pour cette critique précise et nourrie.
    Le film noir se pare effectivement de couleurs pop comme des antiphrases au béton gris et au délabrement de cette zone de non droit.
    Quant aux oies sauvages, elles sont présentes dans la scène nocturne de la barque. Elles disent l’impossible élévation du héros. Pas d’échappatoire possible pour lui.

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