Dinara Drukarova – « Grand marin »

De l’expérience-limite et de l’expérience des limites. Voilà le film qui revendique de faire la différence entre la première, réservée aux touristes souhaitant se vanter d’avoir vécu l’extrême, et la seconde, qui nous cogne à tous les sens du terme : humain, physique, philosophique, métaphysique. Tout comme Catherine Poulain dans le roman d’origine qu’il nous fait vivre avec une vibrante fidélité, Le Grand Marin*, Dinara Drukarova livre ici un premier long-métrage hypnotique, dur et somptueux.

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Première de ces limites, celle des confins dans les immensités des mers du Nord dont le moindre paysage semble fait pour agrandir le regard, l’âme, l’humanité. Saisies dans la lumière presque glacée de Timo Salminen, chef-opérateur familier d’Aki Kaurismäki, faisant claquer le rouge de la moindre balise, le jaune du plus petit tuyau sur le gris du plomb de la mer, elles remplissent pleinement le vœu de la réalisatrice comme de l’écrivaine, nous confronter à cet inconnu, cet infini qui s’avère finalement être notre état intérieur : « Connaître des jours, des nuits, des aubes belles à en renier son passé, à y vendre son âme »**. Dès le départ, Grand Marin signe l’impératif catégorique du cinéma en demeurant strictement impossible à com-prendre sur petit écran. Et signe en même temps un sea movie qui dynamite la perception du temps et de l’espace. Sentiment qu’il est impossible d’aller plus loin. Après, ne reste plus qu’à sauter ou à voler, confie le personnage principal, Lili interprété par Dinara Drukarova elle-même.

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Que quitte Lili pour se mesurer à l’inconnu sans fin de la pêche dans le Grand Nord, elle qui n’a ni licence de pêche ni jamais pêché ? Qu’abandonne-t-elle pour se livrer, sans papier, sans mari, sans contrat de travail, dans ce petit chalutier à un monde d’hommes régi par la seule loi de la mer et du skipper ? Nous ne le saurons pas et pour cause. Lili surnommée le Moineau ne se limite à aucun avant ni aucun après, tout entière dans un pendant exténuant, violent, harassant. Qui sait d’où vient un moineau et où il va ? « Je ne veux plus mourir d’ennui, de bière, d’une balle perdue. De malheur. Je pars » écrivait Catherine Poulain*** qui a effectivement affronté la pêche en Alaska pendant dix ans.

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Nue comme l’enfant qui vient de naître, Lili n’est pas sans rappeler l’expérience de l’exil et du dénuement d’un certain Diogène, son cosmopolitisme, sa discipline spartiate, son extrême frugalité, son rejet de l’amour, de toute identité ou convention sociale comme du plaisir frivole. Même entourée de marins ivres morts dans un bar, Lili demeure une ascèse. Une fragile mais violente quête de liberté. Encore ne recouvre-t-elle aucune morale philosophique qui deviendrait à son tour un carcan. Juste un constat : « Les murs me rendent folle ».

Aucune limite non plus à la brutalité des hommes comme en écho à la violence des éléments. Le grand bateau se veut le royaume de la misogynie, du machisme, de la loi du plus fort qui n’est jamais la plus forte. À qui voudrait voir dans le film comme dans le roman une lutte féminine dans un monde de virilité salée, l’héroïne oppose une acceptation muette quasiment christique, celle-là même de Catherine Poulain, fille de pasteur. Le but est ailleurs, au-delà. Il s’agirait plutôt d’une quête, insatiable, celle d’un absolu comme dans Moby Dick. Voire d’un appel, à quitter la terre ferme, à rejoindre un au-delà qui puisse percuter un principe de réalité. Ou la mort. Ou les deux.

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Tendue vers le seul but de survivre à chaque seconde, dans cette économie de parole et de geste qui ne s’encombre pas même d’un au revoir à la fin du voyage ou d’un sourire au début, Grand Marin nous plonge dans une sorte de film d’action ou d’angoisse en saisissant en gros plan le danger permanent du filet qui peut s’enrouler autour de la cheville et vous précipiter en mer, du câble se déroulant si furieusement qu’il déploie une gerbe d’étincelles, de l’ancre qui ne demande qu’à vous amputer d’un doigt, de l’arête de poisson empoisonnée qui peut signer votre arrêt de mort, le tout sur un rythme infernal. Sans aucune recherche d’effet, par la vertu d’un cadrage serré et d’un montage au cordeau, en restituant le mélange d’hypervigilance, d’adrénaline et de puissance physique qu’exige la pêche en mer du Nord, le film s’avère haletant, hormis les scènes salvatrices  d’escale sur terre, de prise de quart nocturne, de vue qui se perd hors champ, là où un ciel bas et lourd se confond avec la mer haute et tourmentée.

Ne se laissant guère enfermer dans une définition ou une filiation cinématographiques, se cherchant plutôt un imaginaire littéraire aux côtés des Jack London, Hubert Melville ou Joseph Conrad, Grand Marin se veut à l’image de son personnage principal : une énigme. Frémissante et secrète, au bord du mutisme, fragile et déterminée, Dinara Drukarova n’est pas sans rappeler pour qui l’a vue, l’écrivaine Catherine Poulain qui avait choisi d’être bergère, nomade avant de tout quitter pour l’Alaska. Né de l’amitié entre les deux femmes, Grand Marin se veut aussi le témoignage de multiples fidélités. Fidélité à elle-même de Dinara Droukarova qui, depuis le météorite Bouge pas, meurs, et ressuscite de Vitali Kanevski (Caméra d’Or à Cannes en 1990) semble n’avoir rien perdu de sa farouche authenticité. Fidélité à ses choix artistiques : actrice dans Depuis qu’Otar est parti, Gainsbourg (vie héroïque), Amour, Trois souvenirs de ma jeunesse, Compartiment n°6, elle réalise en 2006 son court-métrage Ma branche toute fine (2006).

Dinara Drukarova dans Bouge pas, meurs, et ressuscite. Copyright Vitali Kanevski.

Il est bouleversant de la retrouver plus de vingt ans après dans l’interview figurant dans le DVD**** de Bouge pas, meurs, et ressuscite. Filmée par Pascal Mérigeau, tout heureuse d’avoir manqué une année d’école pour vivre cette « aventure » et, déjà, décrivant fort bien la volonté du réalisateur, sa façon de filmer en « attrapant des moments de naturel ». Dans le cinéma depuis l’âge de dix ans, Dinara Drukarova transparaît tout entière comme réalisatrice et actrice principale de Grand Marin, avec sa farouche authenticité, l’affirmation de son désir de liberté, son goût du risque. Pour mener à bien son projet, elle n’a pas hésité à multiplier les stages de pêche, à affronter la complexité d’un tournage en mer — complexité des assurances, de la limite du nombre de personnes sur un bateau, des gestes très techniques exigeant la présence de véritables pêcheurs, d’un format scope difficile en intérieur.

Montage énergique, casting rugueux, lumière et décors loin des cartes postales, musique organique et onirique de Jean-Benoît Dunckel, cofondateur du groupe Air, réalisation qui relève de la prouesse physique et morale, Grand Marin transmet le grand souffle physique et métaphysique qui le porte, du début à la fin, et nous transporte longtemps après.

*Éditions de l’Olivier, 2016

** Ib. page 64

*** Ib. Page 9

****Collection J’aime le cinéma ! Agnès B

FICHE TECHNIQUE

Sortie 11 janvier 2023 / 1h 24min / Drame Scope / 5.1

France-Belgique-Islande

RÉALISATRICE ET ACTRICE : DINARA DRUKAROVA

CASTING

DINARA DRUKAROVA : LILI

SAM LOUWYCK : IAN

BJÖRN HLYNUR HARALDSSON : JUDE

HJÖRTUR JÓHANN JÓNSSON : DAVID

DYLAN ROBERT : SIMON

PRODUCTRICES SLOT MACHINE : MARIANNE SLOT ET CARINE LEBLANC

CO-PRODUCTEURS ROUGE INTERNATIONAL : JULIE GAYET, ANTOUN SENHAOUI, NADIA TURINCEV, JULIEN NAVEAU

SCÉNARIO DINARA DRUKAROVA, RAPHAËLLE DESPLECHIN, LÉA FEHNER, GILLES TAURAND

DIRECTEUR DE LA PHOTOGRAPHIE : TIMO SALMINEN, FSC

MUSIQUE ORIGINALE : JEAN-BENOIT DUNCKEL

MONTAGE : VALÉRIE LOISELEUX, ANITA ROTH

SON : YVAN DUMAS, FREDERIK VAN DE MOORTEL, NICOLAS DAMBROISE, PHILIPPE CHARBONNEL

DISTRIBUTEUR : FRANCE REZO FILMS 

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A propos de Danielle Lambert

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