Bent Hamer – « 1001 grammes » (2014)

Quel est le poids du cinéma de Bent Hamer dans la cinématographie mondiale et sur quels critères se basera-t-on pour le mesurer ? Sur l’indéfectible soutien de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et d’une bonne partie du circuit des festivals ou à minima, sur sa faible reconnaissance dans son pays, en dépit du fait qu’il a représenté la Norvège aux oscars à deux reprises ? En vingt ans, le cinéaste norvégien a en tout cas réalisé pas moins de 7 films, autant de courts-métrages et deux documentaires.

Pourtant, il arrive à son œuvre la même chose qu’au kilogramme ( LE prototype étalon ) français. Son cinéma perd du poids avec le temps. Il faudrait alors revoir Eggs, premier film culte en son temps pour s’en rassurer. On avait pu penser avec l’avant-dernier, La nouvelle vie de monsieur Orten, le dernier à nous être parvenu, que le ton avait gagné en légèreté, mais tant par le thème que par l’agencement, ce 1001 grammes revient fouler les plates-bandes de son plus gros succès critique à ce jour, Kitchen stories, en cela que la rigueur esthétique y est de mise et que la science rime à nouveau avec l’absurde.

« L’être humain détermine la définition du poids mais, selon moi, il est tout aussi important de comprendre comment la définition du poids influe sur l’être humain. Je suis fasciné par ce qui existe dans cet espace entre l’interprétation scientifique et l’action humaine. C’est aussi cela qui est à l’origine de mon film Kitchen Stories en 2003. Avec 1001 Grammes, je vois l’occasion de faire évoluer encore d’avantage cette même vision de la vie à travers une esthétique stylisée et un humour poétique. Au-delà de toute mesure. »

C’est donc de science, du poids et de sa mesure qu’il va être ici question, à travers un pitch improbable ( et pourtant inspiré de faits réels et tournés dans plusieurs lieux existants ! ) qui feint de s’orienter vers la comédie pour mieux se teinter d’amertume, puis de romance existentielle. Marie est une jolie scientifique fraîchement célibataire mais dénuée de vie sociale en dehors de son vieux père. Elle se voit obligée de le remplacer pour se rendre à un congrès mondial des Poids et Mesures, perturbé par la remise en cause du mythique kilogramme international et où l’on débat ferme sur la méthode à adopter pour mesurer une nouvelle fois tous ces étalons nationaux et enfin passer au fameux kilo électronique. Mais au fur et à mesure que les certitudes de Marie sont ébranlées, les objets ( éléments de décor à valeur symbolique de son appartement ) et son micro cercle social mettent les voiles. En pleine phase de déconstruction, le récit procède à la recréation de l’univers de son protagoniste.

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Il a en gros la structure d’un triptyque équilibré : à la partie norvégienne, la rigueur formelle étourdissante de son chef opérateur attitré, John Christian Rosenlund, mais étouffante : cadres glacés, composition rigoureuse et surtout un énorme travail sur les couleurs où s’affrontent le bleu et le jaune en un duel permanent. Ce bleu de la normalité est d’abord présent en tous points de l’image, plus exactement de l’univers de Marie, comme une signalétique. C’est d’ailleurs une partie d’elle même, celle de ses yeux infinis mais aussi le ton des cieux azuréens qui la transporteront vers cet autre Moi et ces ailleurs que sa blondeur appelle. Dans cet univers policé jusqu’à l’absurde ( la forme agressive de sa voiturette électrique n’est pas sans rappeler Brazil ), la modernité semble avoir vidé le monde de ses composantes humaines, qui s’effacent dans des couloirs bien trop grands et aseptisés. Le désir de vivre y est tellement compartimenté, congelé, que le décor d’une grange remplie de paille paraît irréel et presque trop agencé. Son quotidien manque d’un point de fuite, sa vie ressemble à cet étroit couloir extérieur, où ils s’enferment pour fumer, durant des discussions qui ne mènent nulle part. Bent Hamer n’est pas tendre avec ses concitoyens, trop souvent incapables d’exprimer leurs sentiments : absence de dialogue avec l’ancien amant, adieux indolents à la collègue de travail, fratrie choisissant de s’ignorer pour le restant de leur vie ( et la famille comme fausse piste ). Mais ce corridor, vu en plan vertical est aussi lieu de transmission et de passage, où Marie dans ce renversement de l’axe de la caméra, semble s’introduire en fraude telle Alice, dans un de ces étages intermédiaires qui peuplaient le premier film de Spike Jonze ou qui masquaient une autre réalité dans le propret Norway of life du compatriote Jens Lien. Car dans ce monde-ci, qu’elle a eu beau l’arpenter pour mieux l’enregistrer et le vérifier, elle est restée jusqu’alors incapable de faire le saut que la grande piste nous annonçait…

Dans la seconde partie, la meilleure, la philosophie s’invite sur la balance. Le cadre c’est ce BIPM ( le Bureau International des Poids et Mesures), dans une jolie bâtisse un peu désuète ( un classicisme de la raison qui a poussé sur la poésie qui envahit malgré eux, les jardins à la française ). La rigueur scientifique s’apparente ici à un ordre mondial ( presque antique pour nous puisqu’il remonte à la fin du 19ème siècle et à sa révolution industrielle ) qui ne saurait tolérer le moindre chaos, où la diversité devient une constante infime, celle d’Avogadro. C’est elle qui permet de calculer le nombre d’entités qui se trouvent dans une mole. L’ironie de l’histoire redouble celle du récit, puisque cette théorie résulte du Positivisme et qu’elle s’est imposée avec difficulté à une époque où seul le démontrable était toléré. Derrière cette architecture ancienne, on retrouve la même esthétique et la prédominance de la technologie. Les grands discours eux-mêmes habillent le vide des concepts ( le ridicule accepté de certains proverbes ). Ainsi, les évangiles sont détournés en un « on vous mesurera avec la même mesure avec laquelle vous mesurerez » et la visite au kilo de référence mondial se fait cérémonial religieux, les ouailles se recueillant face à la très sainte relique, à tel point que le visage des visiteurs disparaît derrière l’objet de leur vénération. C’est ici, dans ses contrechamps comiques et dans les compositions de groupes, figées ou chorégraphiques ( le défilé des parapluies… à nouveau bleus ) qu’on retrouve le ton décalé de Hamer, ce regard subtilement biaisé et à peine déformé, comme l’effet « loupe » sur un sujet d’étude. En pessimiste qu’il est, le cinéaste norvégien étend sa critique aux pays africains qui pourraient apporter un autre regard sur cette « harmonie », mathématique et artificielle, mais restent soumis aux vieilles institutions internationales et par la même, à l’emprise des colonisateurs. Leur approche paraît pourtant résolument plus humaniste et seule à même de s’opposer au triomphe de la science toute puissante.

Et s’il n’en reste qu’une, la véritable constante, ce serait elle, Marie, qu’on saisit un instant transformée en femme-planète, globe terrestre sur pattes, une curieuse image qui invite au voyage, à quitter ce cadre étriqué. L’actrice norvégienne Ane Dahl Torp, une célébrité dans son pays, mais un nouveau et fascinant visage pour nous, réussit à faire passer la complexité des émotions qui agitent Marie. Sa belle intensité contribue plus au charme du film que la recherche visuelle ou narrative. Elle seule vient troubler le « concept prédéfini » de Bent Hamer et c’est tant mieux ! Car dans cette « histoire bien planifiée et « stricte » » ( dixit l’auteur himself ), chaque élément a un sens ou une fonction : un dicton, un tableau, un chant d’oiseau et surtout une rencontre…

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Le dernier tiers du film, tissé d’allers-retours, convoquant donc un métissage visuel, discret et complexe, tire aussi à la ligne. Si l’auteur fait mine d’abandonner tout formalisme pour un faux réalisme pas convaincant ( l’esthétique française du sentiment se résume-t-elle à ça ? ), le naturel va revenir au galop. D’abord au centre du jardin pour immortaliser la rencontre amoureuse et récolter ce qu’ils ont planté ! Puis dans cette lumière dorée baignant un appartement, où le discours scientifique devient description anatomique et préliminaire amoureux.

« En matière de poids et de mesures, nous nous référions au départ au corps humain, mais aujourd’hui, notre étalon est au royaume de la physique quantique et de l’état des atomes. Marie est enfin contrainte à assumer le poids réel d’une vie humaine et de revendiquer les mesures qui jalonneront sa vie. »

Hamer se voit lui obligé de boucler rationnellement le parcours de son héroïne et avec lui cette variation moins heureuse sur le 21 grammes d‘Ignarritu. On se moque bien de savoir ce que pèse une vie, un tas de cendres, un fluide sexuel ou un acquis quel qu’il soit. Si le père de Marie raillait, à juste titre, que l’on puisse mesurer l’âme, Bent Hamer est incapable d’éluder ces questionnements et de remiser ses stratagèmes pour que le film soit enfin gangrené par la poésie, juste comme ça, pour rien… A l’exception d’une balade en forêt, tout est bien à sa place dans le nouveau monde, comme dans l’ancien. Sans doute que l’exil espagnol n’a pas rendu moins norvégien Bent Hamer… Mais c’est aussi que la dramaturgie traîne un peu les pieds et que les dialogues manquent de pesant face à des citations trop présentes et trop lourdes à porter pour un seul film. Jamais le verbe ne se délie comme chez le Woody Allen de Minuit à Paris et il n’est pas remplacé par les gestes des amants, plus tâtonnements que langage. La nouvelle vie de Marie est plutôt une rééducation, quand la séquence de la tour Eiffel ou le parti pris de la comédie romantique auraient pu nous faire décoller et affranchir le scénario de la pesanteur. S’il arrive à fusionner les couleurs pour quelques instants sublimes, son ensemble programmatique nous tient aussi à distance d’une résolution qu’on rêvait plus ensoleillée.

On va attendre avec curiosité que Bent Hamer perde vraiment pied. Pourvu qu’il se lance sur les traces de cette héroïne décidée, elle, à tout risquer pour briser la glace de ce kilo trop bien réglé.

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A propos de Pierre Audebert

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