Cinéma de crise

Regarder la télévision en temps de crise à l’aube de l’année 2022 permet de se rendre compte que le monde tel qu’il se reflète dans le miroir déformant de l’écran est observé de deux façons distinctes mais finalement complémentaires. La première d’entre elles encourage la suprématie de la distraction, de la légèreté badine badigeonnant tous les sujets possibles et imaginables, la superposition du potin people et de la violence du monde d’une seconde à l’autre ; cela semble sous nos cieux hexagonaux incarné par le bateleur Hanouna, apogée de cette idéologie de la fantaisie vendue en spray empêchant par son trop-plein la moindre réflexion. La seconde, conséquence de la première, est celle suscitant la prolifération : prolifération du rire, donc, mais aussi d’images, de chiffres, de références, d’informations, d’expectatives en tous genres, flux perpétuel de signifiants qui, par leur accumulation, aboutit à l’extinction du signifié (comme on parlerait de l’extinction d’une espèce animale). Chaînes d’information en continu, réseaux sociaux, plates-formes de streaming : le régime contemporain des images fonctionne aujourd’hui sous l’influence de ces deux données que sont le mélange jusqu’à homogénéité parfaite du futile et du grave et la profusion de signes empêchant leur analyse même par le biais de leur superposition. Le résultat est que la multiplicité de l’image lui permet d’accroître sa puissance de manipulation des masses, permettant ainsi aux puissants de s’y inscrire dans une logique de séduction servie par la pulsion scopique d’un spectateur rendu hagard.

Cette longue introduction n’a pas pour enjeu de faire montre des états d’âme de celui qui écrit ces lignes face à aux déviances de l’image moderne mais de résumer ce qui guide le huitième long-métrage d’Adam McKay, Don’t Look Up – Déni cosmique, satire fulgurante d’un monde au bord du gouffre, rendu inconscient par la puissance hypnotique de l’image-reine omniprésente. Nous ne nous attarderons pas sur ce couple artistique quelque peu problématique faisant que d’une part, le réalisateur américain sorte son film sur la plate-forme Netflix participant de la prolifération de l’image qu’il critique justement vertement et que, d’autre part, le même Netflix finance et diffuse McKay pour peut-être le mieux maîtriser ; nous préférerons nous concentrer sur ce que le récit et la mise en scène de Don’t Look Up raconte de notre époque de façon, elle, très pertinente.

Alerte lancée au sommet de la nation (©Netflix)

Cette satire ressemble presque à une expérience scientifique, prenant un cas extrême et exemplaire pour analyser de quelle façon il réagira dans le tube à essai de l’inconséquence du monde. L’étudiante en astronomie Kate Dibiaski (Jennifer Lawrence, qui n’a pas été aussi bien depuis très longtemps) et son directeur de recherches Randall Mindy (Leonardo DiCaprio, comme toujours immense) découvrent qu’une gigantesque comète fonce vers la Terre. Leurs calculs sont très clairs : l’impact est prévu pour advenir dans un peu plus de six mois, et provoquera l’extinction de toute vie sur notre planète. Devenus lanceurs d’alerte, les deux scientifiques se cogneront sur les murs de l’incompréhension et de l’inconscience politique, médiatique et populaire, l’humain du XXIème siècle ayant un étrange sens des priorités et parant au plus pressé (privilégier la distraction). Récupérés par une sorte de plan média les faisant se disperser face à leur objectif militant et à leurs valeurs, Kate et Randall vont se perdre dans les méandres de la communication.

TV Show (C. Blanchett, T. Perry, L. DiCaprio, J. Lawrence) (©Netflix)

Don’t Look Up recèle deux niveaux de lecture s’avérant tout à fait complémentaires. Le premier d’entre eux est celui du théâtre de marionnettes. Adam McKay s’est en effet forgé un véritable statut de satiriste politique, ceci depuis The Big Short – le casse du siècle (2015), analyse mordante des causes et conséquences de la crise financière que l’on peut considérer comme une version économiste du récit de base de ce Don’t Look Up (en gros, des empêcheurs de tourner en rond jouant les oracles sur une catastrophe inéluctable ne sont pas écoutés, ceci jusqu’à l’effondrement d’un système ayant provoqué sa propre perte), et qui a été confirmé par le très réussi Vice (2019), peinture au vitriol de l’administration Bush centré sur la figure de Dick Cheney. Dans ce nouvel opus, Kate et Randall sont les véhicules du récit, lui permettant d’approcher les caractères très typés qui le font vivre : les rapaces du microcosme politique, dont le moindre n’est pas la Présidente des Etats-Unis Janie Orlean (Meryl Streep), avatar féminin du Président Trump, clownesse secondée par son fils Jason (Jonah Hill, parfait en Ivanka au masculin) se préoccupant moins de l’état de son pays et du monde libre que de sa potentielle réélection ou de ses courbes d’opinion apparemment directement influencées par son mode de vie ou par son sex-appeal ; les opportunistes dépravés du monde de la télévision ou de la presse, interconnectés, eux-mêmes liés à un monde politique fondamentalement incompétent, faisant et défaisant l’opinion par la décérébration de leurs spectateurs, et symbolisés par le duo d’animateurs Brie Evantee – Jack Bremmer (interprétés avec gourmandise par Cate Blanchett et Tyler Perry) ; les stars de réseaux sociaux, chanteurs surfant sur les likes et faisant fluctuer leurs passionnantes opinions politiques ou amoureuses au jour le jour selon l’intérêt que leur portent leurs followers (savoureux ici de voir deux stars planétaires, Ariana Grande et Kid Cudi, interpréter avec un sens inouï de l’autodérision voire de l’auto-flagellation ce qui pourrait ressembler à leur propre rôle).

Les personnages sont très marqués, parfois peut-être trop, êtres délivrant une idéologie du vide dont les allures outrancières de fantoches pourraient parfois affaiblir la portée du propos (la présentatrice Brie Evantee, très bien interprétée mais à l’écriture très chargée). Cependant, plus ou moins fine que l’on puisse considérer ces caractérisations, l’ensemble de la galerie de personnages, indissociables les uns des autres par leur profond narcissisme, métonymique de celui de l’époque, fonctionne parfaitement bien, chacun représentant à sa façon l’idée inconsciente et égotiste selon laquelle l‘ethos, c’est-à-dire l’image que l’on peut donner de soi au regard de l’Autre, serait plus important que le réel lu-même. Les deux scientifiques Kate et Randall, candides regardant éberlués la force contemporaine et toxique des images, sont les dépositaires du discours du film : coincés par le montage entre les élans lyriques des uns et des autres qu’ils essaient en vain d’influencer, ils représentent la lutte perdue d’avance de la raison scientifique et de la réalité contre une multitude de vérités qui, à force d’être hurlées, parviennent à se neutraliser mutuellement dans leur inaudibilité tout en faisant s’évaporer la réalité des faits (la séquence de l’accumulation de complotistes sur internet). Le titre Don’t Look Up reprend le slogan d’ordre trumpiste de la Présidente Orlean incitant une masse à ses ordres à ne pas considérer le réel autrement que par son regard manipulateur et par les images qu’il suscite. C’est en levant les yeux que les citoyens peuvent voir le danger du réel de ses propres yeux (la comète dans la fiction de McKay, le réchauffement climatique ou les solutions scientifiques face à la pandémie dans notre réel) et les mensonges de leur présidente, et qu’ils s’autorisent alors à faire confiance aux scientifiques plutôt qu’à des leaders d’opinion ou à des puissants dirigeant le monde par la force de l’algorithme et le menant à sa perte. Mais ce dessillement n’est-il pas souvent trop tardif ?

Présidente Orlean, Trump au féminin (M. Streep) (©Netflix)

Le second niveau de lecture du film se trouve dans ce constat amer selon lequel les détenteurs de la raison sont des Don Quichotte combattant les moulins d’une déraison trop forte pour eux. Derrière la farce satirique toujours enlevée, drôle à force d’absurdités comiques parfois très efficaces se dissimule donc une œuvre profondément mélancolique, montrant des personnages de sages au mieux déconsidérés, laminés par l’opinion publique du fait de l’image de dingue qu’on tente de renvoyer d’eux et ravalés à la médiocrité d’une vie ordinaire et frustrante au regard de ce qu’ils savent, au pire obligés… de se compromettre, en travaillant pour ceux-là même qui font de la catastrophe à venir un non-événement. La colère transpire du film d’Adam McKay, par le biais dans un premier temps de courts plans montés très cut d’une faune et d’une flore plus belles que ce que mériterait de côtoyer l’imbécillité humaine que dépeint Don’t Look Up séquence après séquence (ces moments de pur montage peuvent paraître naïfs, ils ont surtout valeur d’archives enregistrées pour l’après-disparition du monde, annonce d’un futur similaire à celui prédit par Soleil vert [1973] de Richard Fleischer, film où la majesté de notre nature n’est plus qu’un souvenir projeté pour apaiser les mourants). La hargne du réalisateur se retrouve surtout dans la description particulièrement acide d’un personnage, le gourou chef d’entreprise Peter Isherwell (Mark Rylance, époustouflant !), mélange terrifiant de Steve Jobs et d’Elon Musk, chantre du transhumanisme faisant de l’algorithme une valeur-refuge et un moyen de s’enrichir, imposteur arrogant faisant de ses créations (au sens presque divin du terme) un nouveau réel supplantant le réel, une vision du monde sans yeux accréditant la toute-puissance de l’image et du pouvoir décisionnaire de l’intelligence artificielle. Le charme noir du personnage fonctionne cependant plus ou moins bien selon qu’on se place du côté de la mise en doute du scientifique ou de la confiance en la raison. La croyance en la toute-puissance de l’algorithme est de ce point de vue considérée par le film de McKay comme le basculement ultime de la planète dans la fosse de sa déréliction, et Isherwell/Musk comme la forme la plus accomplie d’un complotisme vénal et mortifère.

Peter Isherwell, gourou de l’algorithme (M. Rylance) (©Netflix)

Don’t Look Up est donc un film de combat, et sur la fatigue provoquée par les incuries d’un pouvoir multicéphale et sourd à n’importe quel argument qui contredirait sa bonne marche, défaillances contre lesquelles se heurtent le savoir le plus objectif. Le plus beau moment du film reste son achèvement, auréolé d’une paix paradoxale alors même que la fin du monde n’a jamais été aussi proche. Un moment où face à tous les cynismes possibles, face à la vacuité de la pensée, face à l’inconscience généralisée, face à la volonté des croyances de faire vaciller la sagesse de la raison triomphent la recherche de l’amour et de la beauté nichée dans une prière vide de sens mais dont les mots résonnent tardivement. Dans cette séquence profondément touchante, Adam Mc Kay se fait lui-même lanceur d’alerte et parachève de rendre son film aussi intelligent que vigoureux : « Agissez face à ce qui pourrait nous détruire plutôt que d’attendre gentiment autour d’une table que la fin du monde arrive ! », semble-t-il crier. Par l’ironie de son film et celle de son titre, Don’t Look Up nous dit justement de lever les yeux. Et de réagir.

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A propos de Michaël Delavaud

1 comment

  1. Très bel article qui résume bien l’état psychologique dans lequel le film nous plonge, un état de frustration profonde ! On se demande pourquoi Léonardo Di Caprio a accepté ce rôle ?

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