Vittorio Salerno – « No, Il caso è felicemente risolto (1973) « 

Le nom de Vittorio Salerno aura sans doute moins marqué les esprits, que celui d’Ernesto Gastaldi (1) avec lequel il co-réalisa deux de ses quatre longs métrages : Notturno con grida (1981) et surtout Libido (1965), giallo presque aussi fondateur que 6 femmes pour l’assassin et qui révéla Giancarlo Giannini. Pourtant, camouflé sous un suspense épuré, presque austère,  No, il caso è felicemente risolto (1973) son premier long métrage officiel, est une grande et belle découverte, un beau pamphlet politique comme seules les années de plomb pouvaient en offrir.

Si l’amateur de giallo ou de poliziesco espère une envolée de mystère, de tension ou de rythme trépidant, il risque d’être déçu tant No, il caso è felicemente risolto ne joue pas le même air qu’une Rançon de la peur d’Umberto Lenzi, ou qu’un Torso de Sergio Martino, Salerno adoptant une sobriété exemplaire qui surprendra, plus encore après sa violente séquence d’ouverture. No, il caso è felicemente risolto plante en effet son décor de manière abrupte, jetant dans l’immédiateté d’un meurtre particulièrement agressif. Mais, il ne faut pas s’y méprendre, car il inaugure un dispositif symbolique qui emploie le contraste pour mieux dénoncer toute une mécanique sociale. Sous l’apparence d’un décor propice au recueillement et à l’apaisement, se dissimule le lieu où du crime le plus abject, le plus dissimulé derrière la hauteur des hautes herbes : quelle synecdoque on ne peut plus signifiante d’un monde d’iniquités impunies laissés sous le sceau du secret, d’une société hypocrite et silencieuse dissimulées derrière les hautes sphères bien pensantes. Ce cri d’agonie et d’horreur qui émerge du calme naturel est le sens le plus direct que pourrait prendre No, il caso è felicemente risolto.

C’est dans ce petit coin tranquille à la campagne, au bord d’un lac, que part régulièrement pêcher Fabio, fuyant sa vie urbaine d’italien moyen. Il s’installe confiant, allumant la radio pour suivre en direct un match de foot. En quelques minutes, Salerno capte et transmet la nature d’un personnage, sa douceur, sa modestie, son effacement. Pourtant la déstabilisation presque anxiogène du montage, très sec, alternant la vue du lac et celle du stade, comme deux étendues ovales et abstraites, l’une réelle, l’autre mentale, prévient déjà du bouleversement qui va suivre. Le hurlement se confond d’abord à celui de la foule puis le couvre : une jeune femme est bel est bien en train de se faire assassiner ; Fabio en sera le témoin malgré lui. Lorsque ce petit homme faible, lâche, prend peur, hésitant à aller dénoncer le coupable, il lui laisse le temps de se rendre à la police pour l’accuser à sa place. Fabio, l’éternel soumis sort enfin de sa torpeur lorsque sa vie devient un enfer  ; s’éveille en lui le sentiment d’injustice et de rébellion.

D’un côté la foi aveugle de l’humble, de l’honnête homme, en une justice qui défend le citoyen et de l’autre, la certitude confortable du petit  bourgeois assassin rassuré quant à l’éternelle place des perdants.  Chabrol n’est pas loin. Que vaut la parole d’un professeur respectable contre celle d’un modeste employé  ? Ici la position de Salerno n’est pas sans rappeler celle de Sergio Sollima qui, dans cet autre grand film « de genre » anarchiste qu’était Le dernier Face à Face, mettait à mal le concept d’homme civilisé, à travers le personnage de Brad Fletcher (Gian Maria Volonte) professeur adulé, pris en otage par un bandit et se révélant in fine plus dangereux que le hors-la-loi, pris dans une folie de pouvoir et de haine. Eduardo Ranieri (Riccardo Cucciolla) dans No, il caso è felicemente risolto procède du même type de démythification. Les cinéastes utilisent deux immenses acteurs, capables d’inspirer la confiance par leur seul visage, magnifique trompe l’oeil. Dans un cas, nous avons du mal à nous défaire de l’idée d’un héros positif, de l’intellectuel humaniste (Brad Fetcher) et dans l’autre le criminel avéré s’avère le comédien parfait endossant son rôle social comme on endosse un habit. Riccardo Cucciola est d’autant plus impressionnant qu’en 1972 il bouleversa le public en incarnant Sacco, aux côtés de … Gian Maria Volonte, dans le rôle de Vanzetti. Certes, c’était avant de jouer dans Rabid Dogs de Bava, un rôle nettement plus ambigu. Pour lui donner la réplique, Enzo Cerusico est parfait, avec son allure d’éternel adolescent naïf et gaffeur, dont on devine d’emblée l’identité de perdant. Argento l’utilisera d’ailleurs parfaitement la même année dans son rôle tragi-comique de boulanger dans le très beau et méconnu Cinq jours sous la révolution. Pour se disculper, Fabio parcourt un Rome débarrassé de ces beaux atours, aux couleurs presque ternes, rompu au quotidien des cafés, des guichets de gare, des embouteillages de voiture. Il passe de son modeste appartement aux fastes de celui du professeur dont le salon donne vue sur la Place Navone. Salerno est aussi pertinent lorsqu’il dénonce que lorsqu’il dessine l’ordinaire de son héros, à travers un émouvant portrait familial, de la femme défaite à la petite fille devant faire face à la réputation de son père qui s’effrite,  quand ses camarades de classe évoquent l’arrestation d’un tueur pervers.

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Lorsque Salerno organise enfin la confrontation entre la victime désignée et le professeur renommé, ce point d’orgue constitue un magistral moment de malaise qui vire au débat métaphysique sans qu’on ne sache très bien s’il s’agit d’un pacte ou d’une manipulation du cynique sur le naïf pour acheter son silence. Le bon professeur lancé sur sa dialectique l’explique si bien qu’il pourrait presque passer pour la  victime,  parvenant à convaincre son candide auditeur (et nous avec) qu’il ne pouvait agir autrement, qu’il a choisi la culpabilité éternelle en guise de punition. Il fallait qu’il le fasse. S’esquisse une réflexion sur le danger rampant du Mal, sur des pulsions criminelles irréductibles qui conduisent au passage à l’acte. No ! il caso è felicemente risolto devient une fable politique d’une amertume redoutable digne d’un Elio Pétri dans laquelle règne le sentiment de révolte et d’impuissance. Eduardo est bien lui aussi un « citoyen au dessus de tout soupçon » qui teste les mécanismes sociaux et les dysfonctionnements du système en profitant de tous ses avantages.

Au milieu de ce cloaque, seul un journaliste aussi désabusé qu’ironique (l’excellent Enrico Maria Salerno, frère du réalisateur, notamment vu dans L’oiseau au plumage de Cristal)  émerge, qui fera office de détenteur de vérité, tentant de la faire éclater. C’est d’’ailleurs une image finalement peu commune du journalisme que propose ici Salerno, dans un cinéma italien qui préfère souvent dénoncer la collusion des médias et de l’Etat. Personnage un peu symbolique, le seul à ne pas croire à la version officielle, il la pointe du doigt, unique rempart fragile contre l’iniquité.

Après tout, qu’importe un innocent condamné de plus, ou une prostituée de moins ? Salerno laisse planer cette idée d’une hiérarchisation des êtres, symptôme  d’un fascisme rampant inscrit dans la normalité sociale, comme l’étudia si bien Pasolini dans Salo.  Aussi lorsque la jolie fille de la concierge, vient faire le ménage dans l’appartement d’Eduardo, à quatre pattes, comme l’était la victime pendant son agonie, lorsqu’attendri il tend la main pour la caresser, derrière l’innocente image de cette adolescente ramassant une tasse cassée guettent la perversité, l’inquiétude, puis le malaise. Salerno par cette position animale qui inspire la soumission, nous renvoie de plein fouet la vision immémoriale de toutes les femmes à la merci des pulsions de leurs dominateurs, lorsque la condition sociale ne protège ni contre le viol, ni contre le meurtre.

Telle une ritournelle appuyant les motifs du film et son titre acerbe (« Non, l’affaire a été résolue avec succès ! »)  la musique de Riz Ortolani s’offre dès ses premières notes au vague à l’âme, à la tristesse, mais les paroles qui finissent par accompagner la mélodie offrent une alternative rageuse et ironique. Elle chante les louanges d’une justice qui se dit équitable et protectrice des citoyens.

Garde confiance, car Mère justice est là pour toi.
Mère justice est pleine de miséricorde et impitoyable.
En cas de doute, elle absout.
Mais elle brisera quiconque osera frapper ses fils.
Ceux qui volent peu vont payer.
Ceux qui volent beaucoup resteront hors de prison.
Il suffit de rester calme.
Ne vous demandez pas pourquoi.
Mère justice prend soin d’elle.
Toute seule.

 

Tout est dit. La justice ne sauvera que ceux qui en ont les moyens.

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Encore un superbe travail de la part de Camera Obscura. La copie respecte le grain d’origine tout en mettant en valeur les subtilités de la photo de Marcello Masciocchi alternant couleurs vives et grisâtres, et contrastes du clair obscur dans les séquences nocturnes. Le bonus principal est un entretien de 40 mn avec Vittorio Salerno agrémenté de quelques interventions de Martine Brochard. Le cinéaste se remémore la création de son film, qu’il s’agisse de son ironie politique, de son élaboration technique ou des rapports avec les acteurs. Il évoque notamment comment il fut obligé de filmer une nouvelle fin dans laquelle tout finissait bien suite à la réception du film, mais combien elle déteignait avec la tonalité générale du film (cette fin nous est également proposée en supplément). C’est ému qu’il se souvient d’une période où il était encore un jeune cinéaste de 35 ans se lançant dans son premier long métrage, d’une période également où le cinéma italien n’avait pas encore été détruit par la télévision et l’ère Berlusconi.

No, Il caso è felicemente risolto de Vittorio Salerno (Italie, 1973) avec  Riccardo Cucciola, Enzo Cerusico, Martine Brochard, Enrico Maria Salerno. Blu-Ray et DVD édités par Camera Obscura

 

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(1) Rappelons qu’on doit à Gastaldi de nombreux scénarios de classiques du giallo ou du gothique italien. Fidèle scénariste de Sergio Martino (L’étrange Vice de Mrs Wardh, Torso, Toutes les couleurs du vice.) il aura offert sa collaboration à des réalisateurs du bis italien aussi prestigieux que Mario Bava (Le Corps et le Fouet), Luciano Ercoli ( Photo interdite d’une bourgeoise; la mort caresse à minuit ), Umberto Lenzi (Si douces, si perverses), Antonio Margheriti (La vierge de Nuremberg, La Sorcière Sanglante). Il aurait même participé au scénario d’Il était une fois en Amérique.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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