Au sein d’une année 1975 riche en propositions françaises « genrées » marquantes telles que Le Vieux Fusil de Robert Enrico ou Dupont Lajoie d’Yves Boisset, La Traque fut régulièrement évoqué comme une réussite précieuse et quasi unique tout en demeurant introuvable. Et pour cause le long-métrage en dépit de quelques maigres diffusions télé n’avait plus été édité depuis plus de quarante ans et une lointaine VHS. Ce Rape & Revenge rural tombe progressivement aux oubliettes bien que peu à peu rattrapé par un statut grandissant d’œuvre culte. Véritable arlésienne, on désespérait de pouvoir le découvrir dans des conditions décentes ou légales. C’était sans compter sur la détermination du Chat qui Fume (après s’être fendu d’un poisson d’Avril sur le sujet en 2018) qui a réussi à en récupérer les droits avant de le restaurer puis le proposer aujourd’hui en Combo Blu-Ray/Blu-Ray 4K. Cinéaste dont la carrière débuta en tant que développeur de pellicules, Serge Leroy a fait ses armes à la télévision française en 1960. Il signe au cours de la décennie qui suit une centaine de reportages jusqu’à son passage au cinéma en 1970 avec Ciel Bleu. Ce récit mettant en scène un reporter-photographe se révoltant contre ce qu’il a pu voir en Afrique et en Indochine, au point de décider de quitter son métier, présente quelques points de convergences avec son passé professionnel et l’hypothèse d’une inspiration autobiographique. Une tendance qui s’estompe dès sa deuxième réalisation, Le Mataf, première incursion du côté du thriller, portée par Michel Constantin qu’il s’apprête à retrouver deux ans plus tard pour sa fameuse Traque. L’ancien sportif international partage alors l’affiche avec Mimsy Farmer, Jean-Pierre Marielle, Jean-Luc Bideau, Michael Lonsdale et Philippe Léotard. En vue de louer une propriété, Helen Wells (Mimsy Farmer), Anglaise âgée d’une trentaine d’années travaillant à l’Université de Caen, se rend dans un hameau situé près d’Alençon. Elle y fait la connaissance de quelques bourgeois et parvenus liés par une passion commune : la chasse. Parmi eux, les frères Danville, Albert (Jean-Pierre Marielle) et Paul (Philippe Léotard), ferrailleurs de profession. Le cadet, Paul, tombe immédiatement sous le charme de Helen. Tandis qu’elle se promène dans la forêt, la jeune femme croise à nouveau les deux hommes, accompagnés de leur ami Chamond (Michel Robin). Les deux frères se montrent grossiers, le ton monte jusqu’à l’altercation. Paul se jette sur Helen et la viole, sous le regard complaisant d’Albert. Mais un autre drame va bientôt survenir…

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Au cours d’un générique sobre où les crédits s’affichent en lettres minuscules, le son, celui d’un train en mouvement, précède l’image. Le thème musical entêtant composé par Giancarlo Chiaramello accompagne ensuite des premiers motifs réduits au strict minimum : des rails et la verdure qui les entourent. Le décor, d’abord imprécis, distille une information précieuse, il semble très éloigné de la ville, nous voici donc plongés au cœur d’un petit village de campagne. Un contrechamp fixe (une manière de figer discrètement le théâtre de l’action), observe l’arrivée en gare du train et dévoile Helen, l’héroïne. L’intrigue est ainsi d’entrée délimitée géographiquement, tandis que le jour s’apprête à se lever en ce dimanche qui ne sera assurément pas comme les autres. Un changement de point de vue s’opère au moyen d’un gros plan sur un fusil offert à Philippe Mansart (Jean-Luc Bideau) par sa maîtresse. Une façon d’introduire ce nouveau personnage à travers son passe-temps, la chasse, d’en révéler les contours, avant la personnalité, l’intériorité. Un procédé que Serge Leroy va tendre à reproduire au fur et à mesure qu’apparaissent les différentes individualités composant le groupe de chasseurs. Mansart, homme d’apparence plutôt rassurante et propre sur lui, est pourtant immédiatement présenté dans le mensonge, celui d’une relation adultère. Futur candidat lors d’élections politiques locales, il est le beau-fils d’un sénateur puissant qu’on ne verra jamais, avec lequel il entretient des rapports tendus, régulièrement dépeint comme une menace : « Il fait la pluie et le beau temps sur la ville ». La cadre déjà restreint dès les premières minutes se rétrécit davantage, entre « La Gouttière », la maison que vient visiter Helen, un ancien moulin éloigné à l’intérieur d’un village lui-même isolé et la gigantesque propriété forestière au sein de laquelle va se dérouler la partie de chasse. « Les seuls gens que vous verrez à La Gouttière ce sont des chasseurs et encore quand c’est la saison ! » ne manque d’ailleurs pas d’avertir le gendre infidèle à la jeune femme. Ce territoire rural fait office de personnage à part entière, sur lequel les hommes n’ont pas encore la main mise. À l’image de ce troublant plan conçu tel un tableau, montrant la demeure en location, remplie de lierre sur ses murs, donnant l’impression que la nature a conservée ses droits sur la construction et les individus qui s’en approchent. Cette manière d’user implicitement des spécificités du paysage (qui va se transformer à mesure que le récit avance en prison à ciel ouvert), s’accommode parfaitement avec la sécheresse d’une mise en scène précise et totalement dénuée d’emphase.

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Serge Leroy présente un groupe d’hommes unis par des liens divers (sang, intérêts, secrets, loyauté) évoluant selon leurs propres règles, comme s’ils vivaient tous en autarcie. Par exemple, dès leur première apparition, l’attitude coupable des frères Danville est minimisée, ils sont évoqués tels des enfants ou des idiots, ils sont en somme, déresponsabilisés et sournoisement protégés. Entre arrangements, compromis et corruption, ils façonnent leur territoire et leurs quotidiens selon leurs besoins, en dépit d’une quelconque forme de morale. Déterminés à sauver leurs peaux coûte que coûte et préserver leurs acquis, sans se soucier une seconde de ce qui est juste (« L’Argent convainc tout le monde » / « Nous ne sommes pas des gens facilement soupçonnables »), La Traque observe froidement la gangrène progressive d’un collectif par les méfaits répétés des individus qui le compose. « On est déjà tous perdus depuis longtemps » dit Mansart à ses compères dans un élan de lucidité doublé d’un fébrile instinct de rébellion, tandis que quelques instants plus tard à peine, le capitaine Nimier (Michel Constantin) invoque son passé militaire, « un groupe c’est un groupe » en guise de justification à sa solidarité vis-à-vis des autres. En ce sens, le film se fait moins l’étude du monde rural ou de celui des chasseurs (l’une des intentions avouée du réalisateur) à proprement parler, que la peinture brutale d’un monde changeant, sonnant d’un même mouvement la fin de l’utopie libertaire post-68 et la phase terminale des Trente Glorieuses. Misères sexuelles et affectives sont palpables jusqu’à atteindre un point de non-retour lors de la scène de viol, filmée en gros plan sur le visage d’Helen réduite au silence. Aucun plaisir, aucune jouissance n’est perceptible à l’écran (bien au contraire la dureté de la mise en scène renforce la crudité de la séquence) ou même simplement dans le regard des personnages, seulement l’effroi du lâche Chamond préférant fuir la scène, détourner les yeux et la douleur muette de la jeune femme. La violence est davantage psychologique que graphique, dimension accentuée par une cruauté d’autant plus dérangeant que quasiment banalisée. Lente mise à mort d’une innocente par une bande de coupables déshumanisés, le film doit également sa réussite à l’excellence de ses dialogues et la justesse de l’ensemble de son casting. Le réalisateur se montre aussi habile pour exploiter et détourner le capital sympathie de certains de ses acteurs (Jean-Pierre Marielle en tête) qu’exploiter les fêlures perceptibles d’un François Léotard héritant d’un rôle délicat, qu’il parvient malgré tout à rendre touchant dans les derniers instants. Actrice emblématique d’une certaine contre-culture cinématographique, l’ex-égérie hippie de More (un passif qui alimente inconsciemment le sous-texte), Mimsy Farmer livre une prestation physique intense, laissant comme impuissant son metteur en scène quant à son inéluctable sort.

Maîtrisé de bout en bout, étouffant et éprouvant, ce joyau hexagonal se montre sans conteste à la hauteur de sa réputation. Surtout, grâce au Chat qui Fume, La Traque bénéficie désormais d’une somptueuse copie restaurée (visionnée sur Blu-Ray classique mais également disponible en 4K) rendant justice à sa très belle photographie. Outre la bande-annonce d’origine, le disque s’accompagne de trois suppléments, deux documents d’époque et un entretien tourné pour l’occasion en compagnie de Jean-Luc Bideau. Le comédien, franc et décomplexé (« Je ne trouve pas ma carrière géniale »), revient brièvement sur son parcours avant d’évoquer ses souvenirs du film. Il se dépeint comme l’acteur montant du casting et n’hésite pas à charger Jean-Pierre Marielle qui aurait pris le pouvoir sur l’équipe quitte à créer une ambiance tendue sur le plateau. Il s’interroge sur la possible récupération politique d’une telle proposition cinématographique si elle devait sortir aujourd’hui. On retrouve également une interview de Mimsy Farmer pour une émission de télévision Belge. L’actrice conteste son interlocuteur lorsque celui-ci lui décrit un long-métrage sadique, préférant le qualifier de « sévère et très méchant ». Elle loue un scénario remarquable, très dur et très juste, ayant pour principal thème la violence. Enfin, un court reportage nous replonge sur le tournage aux côtés de l’actrice principale mais aussi de Serge Leroy et Michel Constantin, de quoi compléter une édition d’ors-et-déjà indispensable qui rend (enfin) visible une rareté ardemment convoitée.

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