Richard Marquand – « L’Arme à l’œil / Eye of the Needle » (1981)

Aujourd’hui peut-être davantage connu pour les romans issus de ses cycles historiques (La Fresque de Kingsbridge) à l’instar des Piliers de la terre ou Les Colonnes de feu, le Britannique Ken Follett s’est d’abord fait un nom dans l’espionnage au cours des années 70. Celui qui revendiqua en 2019 sa passion pour les James Bond de Ian Flemming, allait en 1978 signer un best-seller dans le registre, Eye of the Needle, traduit par un jeu de mots en France, L’Arme à l’œil. Prix Edgar-Allan Poe du meilleur roman en 1979, classé en 1995 en vingt-cinquième position des cent meilleurs livres policiers de tous les temps, cet opus n’allait pas tarder à intéresser le monde du cinéma en vue d’une adaptation. Sous la houlette du producteur Stephen J.Friedman (La Dernière séance de Peter Bogdanovich, La Castagne de Gorge Roy Hill), l’écriture est confiée à l’expérimenté Stanley Mann (L’Obsédé de William Wyler) et la mise en scène est proposée au Gallois Richard Marquand. Le futur réalisateur du troisième opus de la trilogie originelle Star Wars, Le Retour du Jedi, et d’À Double Tranchant, a appris son métier à la télévision. Auteur de documentaires pour la BBC, puis de la minisérie primée, The Search for the Nile ou sur grand écran du biopic Birth of the Beatles, il tente une première aventure outre-Atlantique. On le retrouve fin 70 à la tête d’un film d’horreur sous la houlette d’Universal, The Legacy (Psychose phase 3 en France). L’Arme à l’œil marque son retour en Europe (production britannique), aux manettes d’un projet à potentiel international. Il embarque dans l’aventure son fidèle chef opérateur et compatriote Alan Hume (à l’image sur les James Bond de John Glen avec Roger Moore, Runaway Train ou Un Poisson nommé Wanda) ainsi que le grand compositeur Miklós Rózsa (Ben Hur, Assurance sur la mort, Le Secret derrière la porte) qui signe ici son avant-dernière bande-originale. La distribution solide, convie notamment Donald Sutherland starifié par les seventies (M*A*S*H, Kiute, 1900, Ne Vous retournez pas) face à Kate Nelligan révélée chez Joseph Losey (Une Anglaise romantique) et John Badham (Dracula). Succès relatif mais notable, le film impressionne George Lucas au point de motiver son choix au moment de clore sa célèbre saga. En dépit de cette respectabilité, L’Arme à l’œil, tombe partiellement dans l’oubli au fil des ans. Réédité dans un pack Blu-Ray/DVD de l’autre côté de la manche chez BFI en 2018, il bénéficie grâce à Rimini Editions désormais d’un traitement similaire en France avec un Combo en copie restaurée, agrémenté de nouveaux suppléments inédits. Angleterre, 1944. Henry Faber (Donald Sutherland) est un espion allemand, surnommé « L’aiguille », car il a l’habitude d’assassiner ses cibles à l’aide d’un stylet. Depuis plusieurs années, les services secrets britanniques tentent en vain de l’intercepter. Ayant récupéré des documents concernant le futur Débarquement allié, il doit absolument regagner l’Allemagne pour les remettre en mains propres au Führer. Alors qu’il s’apprête à transmettre l’information à son QG, l’officier, embarqué sur un esquif, est victime d’une attaque. Échoué sur l’île des Tempêtes, au large des côtes écossaises, il est recueilli par un couple, dont le mari David (Christopher Cazenove) est handicapé. Faber tombe immédiatement amoureux de Lucy (Kate Nelligan), la femme…

Capture d’écran DVD – Copyright Rimini Editions 2023

Le temps d’un prologue de près d’une dizaine de minutes, L’Arme à l’œil dévoile aussi clairement son contexte (1940, Seconde Guerre Mondiale, Europe au bord du chaos) qu’il se plaît à brouiller les pistes narratives qu’il enclenche. Henry Faber, excessivement jovial et blagueur au premier abord (« il y aura d’autres guerres, je te le promets » lance-t-il au jeune Billy qui échoue à intégrer l’armée britannique) surpris en train de transmettre des données confidentielles, assassine froidement sa logeuse. Celui que l’on surnomme l’aiguille (rapport à son arme de prédilection : un stylet) doit prendre la fuite. En parallèle, David et Lucy s’offrent un luxueux mariage alors que Londres est sous les décombres. Le jeune couple paie immédiatement le prix de ses excès avec un spectaculaire accident de voiture. Au cours de cette introduction, Richard Marquand incorpore un motif signature de son long-métrage, un plan observant Faber face à un miroir. Une vision de mise en abyme assumée, qui s’adresse directement au spectateur contraint de s’identifier à l’antihéros monstrueux et du mauvais côté de l’Histoire, dont les péripéties seront le moteur du récit. Une ellipse et quatre ans plus tard, le film reprend, non sans avoir laissé plusieurs situations en suspens. L’espion allemand revient discrètement dans le champ au moyen d’une image discrète, pêchant d’une main et émettant des informations d’une autre. Son profil s’éclaircit peu à peu, notamment au détour d’un rendez-vous nocturne, où il apparaît caché dans l’ombre. Une séquence qui répond aux conventions du cinéma d’espionnage, repensée autour de la négativité de son protagoniste. Homme de confiance du Führer, il tue sans scrupules son indicateur à la fin de l’échange. Individu glacial et sans sentiments, il exécute les ordres qui lui sont donnés sans le moindre état d’âme. Figure insaisissable, experte dans l’art de la dissimulation, il est soutenu par le charisme au-dessus de la moyenne de son interprète, Donald Sutherland qui cinq ans après 1900, retrouvait un rôle de salaud mémorable. Entre élégance et efficacité, Marquand se plaît à invoquer les grands maîtres du genre, de Fritz Lang à Hitchcock (on pense à cette scène de traque haletante dans un train) avec un savoir-faire indéniable, il n’hésite pas non plus à dévier de ce cadre à plusieurs reprises. Cette relecture ambivalente d’un genre codifié, s’éloigne de la tentation du simple exercice de style par la propension de son cinéaste à emprunter d’autres routes, quitte à progressivement délaisser ou transformer son intrigue principale.

Capture d’écran DVD – Copyright Rimini Editions 2023

Une séquence, qui semble toute droit tirée d’un film catastrophe va amorcer la rupture et le changement de cap de L’Arme à l’œil. Henry Faber, navigue à bord d’un bateau avant de se retrouver pris dans une tempête, partagé entre sa nécessaire survie et le besoin d’accomplir sa mission. Un passage spectaculaire qui peut décontenancer, comme s’il n’était pas à sa place alors même qu’il précède une bascule narrative quasi intégrale. L’antihéros, déshumanisé durant la première moitié du long-métrage, réfugié chez les jeunes mariés, éprouve rapidement des sentiments pour Lucy. Enième jeu de faux-semblants ou attendrissement véritable ? Deux solitudes se croisent, les failles de la froide machine à tuer se révèlent, il fend sa carapace. Ce Control Freak maléfique laisse entrevoir une dimension plus douloureuse, celle d’une existence marginale subie, dans laquelle il n’a eu d’autre choix que d’exceller, au détriment d’un bonheur interdit et au service d’objectifs moralement condamnables. Portrait subtil, effrayant et pourtant succinctement émouvant dans sa détresse contenue. Cette humanisation passagère ne modifie pas en substance des valeurs et un schéma de pensée gangréné en profondeur, mais complexifie partiellement notre appréhension de ses actes. Face à lui, Lucy (excellente Kate Nelligan) s’avère également un personnage passionnant. Sa tristesse pour des raisons diamétralement opposées à celles de l’antihéros, contient des similitudes. Prisonnière d’une vie constituée de sacrifices et de renoncements auxquels elle consent à ses dépens, elle trouve au contact de Faber des ressources insoupçonnées. Cette romance impossible tantôt charnelle tantôt inquiétante (le final sorte de home invasion aux frontières du surnaturel) observe deux trajectoires aux issues distinctes, la désintégration d’un côté, la résurrection de l’autre. L’approche de Richard Marquand trouve presque toujours, exception faite d’une bagarre too much et de quelques menus fautes de goût (l’usage parfois très appuyé de la belle bande-originale), la bonne distance afin de mettre en valeur l’action sans dénaturer une tension crescendo et une psychologie délicate. Mélodrame toxique, film d’espionnage ouvertement du côté du mal, parsemé d’à cotés en direction du cinéma de genre, L’Arme à l’œil, réussit à garder sa cohérence à mesure qu’il s’éloigne de ses bases de départ. À l’instar de son protagoniste caméléon, il s’affirme dans la pluralité de ses apparences et appartenance. En somme, le cinéaste assume jusqu’au bout sa logique en miroir vis-à-vis d’un individu peu recommandable, cherchant autant l’identification que la compréhension. Le résultat étonnant, s’impose en prototype de divertissement adulte, nébuleux et inconfortable, imparfait par aspects mais toujours captivant.

Capture d’écran DVD – Copyright Rimini Editions 2023

Rimini Editions a eu la bonne intuition en offrant une nouvelle peau à ce titre devenu rare. Le combo contient un beau master ainsi que quelques suppléments inédits, à commencer par une excellente analyse par Jacques Demande (critique à Positif). Ce dernier évoque la propension du montage à renforcer l’ambivalence morale du récit ou propose un parallèle intéressant concernant le final du film, entre Henry Faber et le révérend Harry Powell (Robert Mitchum dans La Nuit du Chasseur). Pour les curieux, une version alternative de cette fameuse scène de conclusion ajoutée à l’époque pour la sortie européenne, est proposée en version non restaurée.

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A propos de Vincent Nicolet

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