Riccardo Freda – « L’Évadé du bagne » (« I Miserabili ») (1948)

Pape du cinéma populaire italien durant la première moitié du XXème siècle, aux côtés de Carmine Gallone et Alessandro Blasetti, Riccardo Freda s’essaya à tous les courants, du péplum (Théodora, impératrice de Byzance) au western (Quand l’heure de la vengeance sonnera) en passant par le giallo (Liz et Helen) et l’horreur gothique (le superbe Les Vampires, terminé par son chef opérateur, Mario Bava). Il fait ses premiers pas de metteur en scène en 1942 avec le film d’aventures Don César de Bazan, genre qu’il affectionne particulièrement. Très prolifique, il signe pas moins d’une quarantaine de longs-métrages sur près de quatre décennies, mais ne vient pas à bout de son ultime projet, La Fille de d’Artagnan (après avoir réalisé Le Fils de d’Artagnan en 1950), évincé suite à des désaccords avec Sophie Marceau et remplacé par Bertrand Tavernier. En 1947, pour sa cinquième réalisation, il s’attelle donc au scénario de l’adaptation des Misérables de Victor Hugo (déjà mainte fois porté à l’écran) en compagnie de Mario Monicelli et Stefano « Steno » Vanzina. Rebaptisé L’Évadé du bagne lors de sa sortie française, I Miserabili se présente comme un diptyque, centré sur deux époques éloignées d’une dizaine d’années. On y suit les mésaventures du bagnard Jean Valjean (Gino Cervi, le Peppone de la série des Don Camillo), qui tente de refaire sa vie dans un Paris au bord de l’insurrection, entre son amour pour sa fille adoptive Cosette (Duccia Giraldi) et la pression de Javert (Hans Hinrich), policier coriace, bien décider à lui rappeler son passé. Inédit en support physique, et assez méconnu, le film a droit à une deuxième vie grâce à ce combo Blu-Ray / DVD proposé par Studio Canal au sein de la collection Make My Day !.

(Capture d’écran DVD © Studio Canal)

Ce qui distingue en premier cet Évadé du bagne des nombreuses autres adaptations du roman d’Hugo, ce qui fait son intérêt véritable, c’est la faculté avec laquelle Freda se saisit du récit afin d’en tirer une forme purement cinématographique, quitte à sacrifier certains événements ou personnages pourtant centraux. Le cinéaste, riche de son expérience dans le cinéma de cape et d’épée, dévoile une introduction muette où les années de prison de Valjean se retrouvent résumées en un superbe montage elliptique, avant que sa tentative d’évasion prenne les atours d’une scène d’action haletante jouant de la vitesse folle d’une cavalcade au rythme d’une musique épique. Les titres des deux parties, Caccia All’Uomo (Chasse à l’homme) et Tempesta su Parigi (Tempête sur Paris) sonnent d’ailleurs comme des noms de longs-métrages d’aventures, ou de boucaniers, tels que le cinéma italien les affectionne. Il faut noter que lors de sa sortie en France en 1952, I Miserabili fut amputé de plus d’une heure pour aboutir à un montage d’1h50, par soucis d’efficacité. Décision absurde tant le cinéaste fait montre d’un sens du rythme certain, les trois heures ne se ressentant pas le moins du monde. Il affiche ainsi un réel plaisir à filmer des cascades, des combats, à s’attarder sur la lourde chute d’un corps, sur de pures prouesses acrobatiques (comme durant cette scène de bataille dans une auberge). Loin de s’en tenir à un classicisme plombant par trop de déférences nombre de transpositions de chefs-d’œuvre littéraires, il pioche dans divers genres bien définis afin de faire de chaque séquence un pur moment de mise en scène. Des premières secondes, montrant le héros commettant son larcin (conclu par un magnifique plan d’une miche de pain qui tombe dans une flaque qui reflète le ciel étoilé) à l’ambiance de thriller, à la romance naissante entre Cosette (Valentina Cortese) et Marius (Aldo Nicodemi) baignant dans une atmosphère de conte de fées, au milieu d’un jardin de fleurs, le réalisateur surprend par sa volonté de se détacher de tout naturalisme.

(Capture d’écran DVD © Studio Canal)

Dans son introduction, Jean-Baptiste Thoret précise que Freda détestait le néoréalisme de De Sica et Rossellini, ce que ce dernier confirme dans son interview présente en bonus (datée de 1995). Il va plus loin, en déclarant qu’il refusait catégoriquement de faire tourner des acteurs non-professionnels et évitait le recours aux décors naturels. Cette tendance à l’artificialité se ressent dans le jeu des comédiens (à la dimension quasi théâtrale) aussi bien que dans la lumière signée Rodolfo Lombardi, accentuant chaque contraste, jouant avec les ombres expressionnistes. Freda considère d’ailleurs les films allemands de Fritz Lang et Murnau qu’il découvrit durant son enfance comme les œuvres matrice de son travail. Cette influence de l’épouvante et du fantastique est perceptible dans de nombreuses séquences, du laboratoire du couvent où se cache le protagoniste, évoquant le Frankenstein de James Whale, à l’auberge des Thénardier, lugubre et pleine de toiles d’araignées, prémices du superbement gothique Effroyable secret du docteur Hichcock). D’ailleurs, si l’infâme couple a droit à de monstrueuses contre plongées accentuant leur inhumanité, c’est Javert qui écope du traitement le plus horrifique. Personnage sinistre mais digne, morbide et distingué, il préfigure l’aristocratie terrifiante du Comte Dracula interprété par Christopher Lee pour la Hammer. Silhouette quasi fantomatique, toujours précédé par son ombre menaçante, l’homme de loi s’entoure même de policiers drapés de capes noires dans l’ultime scène de la première partie, en forme de cache-cache angoissant dans les ruelles labyrinthiques de Paris.

(Capture d’écran DVD © Studio Canal)

Si le réalisateur fait le choix (payant) de tendre vers le pur cinéma de genre et impose, par là même, certains raccourcis dans le récit, il n’en oublie pas pour autant les thématiques et le propos politique de ce dernier. Derrière l’histoire d’un homme voulant fuir son passé et retrouver le droit chemin, sa cache une vision tragique, fataliste et injuste de la société où les riches dominent et humilient les pauvres, à l’image de cette scène où Fantine est malmenée par des bourgeois en pleine rue. Pourtant, les puissants sont parfois plus complexes (le ministre de la police, assez touchant) et les démunis ne sont pas innocents, les Thénardier se révèlent, par exemple, des esclavagistes sans scrupules. Lors d’une séquence ironique, une femme de ménage cache l’argenterie du presbytère où est invité Jean Valjean, le tout, sous le regard d’un immense crucifix dominant le cadre. S’il fait preuve d’une virtuosité certaine, (en témoigne cette séquence de dispute filmée à travers les yeux de la petite Cosette, cachée sous une table), Ricardo Freda sait également se faire plus discret et filmer avec une certaines économie, souvent en simple plan fixe, les confrontations les plus décisives (comme ce premier face à face entre le héros et Javert). Bien que disposant de moyens financiers limités (justifiant également certaines coupes dans l’intrigue), qui le poussent à restreindre ses décors à une seule ruelle, le souffle de la révolution à une simple barricade, le réalisateur offre néanmoins à de nombreuses reprises des tableaux saisissants. De l’immense carrière où le protagoniste passe ses années de détention, à la fonderie digne des cercles de l’enfer, à une impressionnante charge d’insurgés filmée en travelling arrière, le film se mue alors grand spectacle populaire et généreux. Le cinéaste n’oublie pas de revendiquer les racines littéraires de l’histoire, au travers de l’ouverture de la seconde partie, avec son livre résumant les événements précédents, mais également via les personnages de contestataires (parmi lesquels un tout jeune Marcello Mastroianni). Cachés dans une imprimerie, produisant des caricatures de ministres et des tracts politiques pour contrer les avis de recherches distribués par la police, ils symbolisent la force de l’art tout-puissant, sa valeur de contre-pouvoir. Lors d’un ultime plan sur les toits de Paris, le metteur en scène rend hommage à une autre œuvre de Victor Hugo (son auteur préféré avec Alexandre Dumas), qu’il rêvait probablement de réaliser. Si quelques choix s’avèrent discutables, tels la simplification de certains enjeux ou personnages, L’Évadé du bagne est avant tout une vraie réussite cinématographique, rythmée et maîtrisée, à l’efficacité indéniable, que Studio Canal et Jean-Baptiste Thoret ont le bon goût de rendre accessible grâce à cette nouvelle édition Make My Day !.

(Capture d’écran DVD © Studio Canal)

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez  Studio Canal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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