Comédien et metteur en scène à la carrière théâtrale déjà conséquente, Laurence Olivier peut, en outre, s’enorgueillir de rôles prestigieux au cinéma (il a tourné pour William Wyler dans Les Hauts de Hurlevent et pour Alfred Hitchcock dans Rebecca) lorsqu’il décide de passer derrière la caméra. En 1944, il signe une adaptation de la pièce de William Shakespeare, Henry V. L’accueil est très favorable et le cinéaste débutant reçoit même un Oscar d’honneur pour sa triple performance en tant qu’acteur, réalisateur et producteur du film. Il ne lui en fallait pas plus pour poursuivre dans cette voie et tourner, quatre ans plus tard, Hamlet, avant de finalement conclure sa trilogie en 1955 avec Richard III. Pour ce deuxième volet, le succès est encore au rendez-vous puisqu’il remporte le Lion d’Or au festival de Venise en 1948, et triomphe aux Baftas, aux Golden Globes et aux Oscars, où il reçoit quatre statuettes. Le long-métrage inscrit Olivier parmi les noms indissociables des transpositions shakespeariennes au cinéma, pour le meilleur et pour le pire, certains ne manquant pas de pointer du doigt un académisme et un respect trop prononcé du matériau original. Quasiment quatre-vingts ans après sa sortie, il est temps de se pencher sur cette œuvre aujourd’hui remise à l’honneur par Rimini Éditions qui propose le premier Blu-Ray disponible sous nos latitudes, accompagné de suppléments éclairants.

Copyright Rimini Editions – 2022

Le choix d’Hamlet comme deuxième réalisation n’est pas anodin. La pièce, l’une des plus célèbres de l’auteur élisabéthain, et surtout son personnage principal, sont un véritable fantasme pour tout comédien. Dans sa passionnante interview présente en bonus, le professeur en civilisation britannique, Pierre Kapitaniak, revient en détails sur l’importance de ce récit. De ses racines vikings (une chronique du XIIIème siècle portée à l’écran dans The Northman) à sa première adaptation cinématographique muette tournée en Suède et portée par une actrice, il passe en revue toutes les facettes de cette figure incontournable. En 1991, Mel Gibson ira jusqu’à fonder sa propre compagnie de production, Icon, afin de financer l’adaptation de Franco Zeffirelli dans lequel il campe le prince du Danemark. Le même rêve mégalo semble guider Laurence Olivier. Bien qu’âgé de quarante ans au moment du tournage, il choisit de camper lui-même le jeune héros. Une décision qui pourrait vite tourner au grotesque, d’autant plus qu’Eileen Herlie, qui incarne sa mère, la reine Gertrude, a, quant à elle, à peine trente ans, si le talent de ce dernier n’irriguait pas le long-métrage. Bien qu’engoncé dans des codes de jeu quelque peu désuets, celui-ci parvient à faire exister un personnage complexe, non pas en le traitant du point de vue de sa quête vengeresse, mais plutôt à travers sa démence progressive. Le cinéaste fait même le choix d’interpréter lui-même la voix du fantôme du roi, illustrant ainsi la schizophrénie de son protagoniste, sensation renforcée par les nombreux soliloques, ici changés en monologues intérieurs. Acmé de cette démarche, la caméra pénètre littéralement le crâne d’Hamlet lorsque celui-ci déclame sa tirade culte, « To be or not to be…». Une volonté de sonder son esprit qui place évidemment l’acteur au centre de toutes ses propres attentions de réalisateur. Olivier se permet même une amusante mise en abyme et assume pleinement ses racines lorsque le prince dirige une troupe de théâtre afin de mettre à jour l’horrible vérité.

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Il est indéniable que les choix artistiques du cinéaste restent, par bien des aspects, trop dépendants de son expérience sur les planches. S’il prend quelques libertés avec la pièce originale, qu’il décale l’action à un XVIème siècle contemporain de Shakespeare, ou qu’il supprime trois personnages essentiels (Guildenstern, Rosencrantz et Fortinbras), il demeure extrêmement fidèle aux mots de l’auteur et reste trop enfermé dans des codes théâtraux. Il délimite par exemple chacune des séquences par des entrées et des sorties de comédien. Dans un esprit de troupe, il s’entoure d’acteurs émergents tels que Peter Cushing, très drôle en Osric, Patrick Macnee (qui a tourné l’année précédente dans une adaptation télévisée d’Hamlet) ou encore Christopher Lee, dans l’une de ses premières apparitions à l’écran. Les carcans qu’impose cette allégeance aux conventions trouvent néanmoins une illustration pleine de sens. Les décors sans profondeur, parfois symbolisés par des paysages grossièrement peints, traduisent la folie à l’œuvre. Le brouillard qui enferme la citadelle, effet spécial simpliste hérité du théâtre, agit comme une matérialisation de la perte de repères du protagoniste et le plan final, en ombre chinoise, vient en cela fermer le rideau sur la tragédie qui vient de s’achever. Le château se dévoile hors du monde, comme un espace mental « plein de bruit et de fureur » où les âmes et les esprits viennent s’échouer. S’appuyant sur le talent de son chef opérateur Desmond Dickinson (à la photo sur L’Homme de Berlin de Carol Reed, entre autres), Olivier fait néanmoins de ce lieu clos un terrain d’expérimentations formelles souvent saisissantes.

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Bien que la mise en scène reste chevillée à des racines théâtrales, la caméra, elle, semble s’en affranchir, quitte à parfois frôler la démonstration de virtuosité un peu vaine, défaut que l’on retrouve chez l’un des héritiers de Laurence Olivier, à savoir Kenneth Branagh. Entre plans zénithaux et multiplication de mouvements de grue, la réalisation paraît vouloir se détacher de tout statisme. Les références picturales sont également légion, du générique d’introduction renvoyant à L’Île des morts de Böcklin, aux architectures et jeu sur les perspectives héritées d’Escher, en passant par l’inévitable mort d’Ophélie, écho au tableau de Millais. Cette dernière, campée par la talentueuse Jean Simmons (Le Narcisse Noir) qui avait été préférée à Vivien Leigh, compagne du cinéaste, jugée trop célèbre par ce dernier, est au centre des plus beaux moments du film. Le long travelling qui la suit dans les coursives ou cette manière de faire de la jeune fille un fantôme errant, en sont les exemples les plus marquants. Toujours à la frontière avec le fantastique et le surnaturel, le long-métrage choisit judicieusement de faire des dialogues avec le spectre du père d’Hamlet, des séquences dignes de la tradition gothique. Une simple tour encerclée de brume, un zoom avançant sur le visage du prince au rythme des battements de son cœur et une silhouette vague suffisent à générer l’effroi et à faire basculer le tout dans une esthétique morbide. Lors d’un plan hautement symbolique, un crâne se superpose même à l’ombre du prince, préfiguration de l’issue de sa quête. Au détour d’une séquence clé, où un long mouvement d’appareil embrasse tout l’auditoire, Olivier rend même un superbe hommage au cinéma muet, et véhicule l’émotion sans avoir recours au moindre dialogue. Si le film peut sembler daté par bien des aspects, on ne peut nier que son interprétation et ses partis pris esthétiques font d’Hamlet une œuvre majeure, que beaucoup ont cherché à égaler, en vain. Rimini Editions permet aujourd’hui de le redécouvrir dans les meilleures conditions, offrant de plus un livret de 100 pages signé Sarah Hatchuel, professeure en études cinématographiques et audiovisuelles, et un entretien de près d’une heure avec l’universitaire Pierre Kapitaniak. Ce dernier replace le contexte de la pièce dans la carrière de Shakespeare et aborde en détail la figure des revenants chez l’auteur. Un objet indispensable et une nouvelle réussite pour l’éditeur.

Disponible en mediabook Blu-Ray / DVD chez Rimini Editions. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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