À l’instar d’autres illustres réalisatrices telles que Alice Guy ou Ida Lupino, Larissa Chepitko fait certainement partie des femmes oubliées de l’histoire du cinéma. Cette omission s’explique en partie par la brièveté de sa carrière – quatre films en quatorze ans – qui fut brutalement interrompue par sa disparition prématurée dans un accident de voiture en 1979. Il n’en reste pas moins que cette œuvre phare du cinéma soviétique se doit d’être redécouverte et, pour cela, rien de mieux que la sortie en DVD, par Potemkine Films, de son dernier film, L’Ascension, couronné d’un Ours d’or à la Berlinale de 1977.

Adapté d’une nouvelle de l’écrivain soviétique Vassil Bykov, ce long-métrage se déroule en Biélorussie, durant la Seconde Guerre Mondiale et raconte le parcours de deux partisans soviétiques, Sotnikov et Rybak, partis à la recherche de vivres pour leur compagnie avant d’être capturés par les soldats allemands. Commence alors un récit de captivité où les interrogatoires des membres de la Gestapo révèlent les profondes divergences de ces deux personnages quant à leur conception de l’éthique, de la justice et, par extension, de la vie. Car L’Ascension est d’abord un grand drame existentialiste déguisé en film de survie, héritant ainsi des réflexions livrées par Dostoïevski. La narration s’articule autour de ses deux principaux protagonistes construits en opposition : Rybak est un paysan bavard et athlétique quand Sotnikov est un intellectuel mutique qui peine à suivre son camarade durant leur traversée. Le premier désire collaborer avec les Allemands afin de sauver sa peau tandis que le second, être kantien s’il en est, reste fidèle à sa loi morale et se montre prêt à sacrifier son existence pour préserver ses idéaux. Les deux individus se définissent donc d’abord à travers leur antagonisme et la narration opère un subtil glissement en milieu de parcours lorsque celui qui était en retrait devient le héros, laissant dans son ombre le glorieux combattant transformé en traître. Sotnikov se mue alors en une figure christique dont la trajectoire de martyr n’est pas sans rappeler celle de Franz dans Une Vie cachée (Terrence Malick, 2019), autre méditation profonde et empreinte de religiosité sur ce que peut la résistance individuelle face au mal qui l’entoure. Pour représenter cette ascension du personnage vers une forme de noblesse d’esprit qui l’érige en modèle de vertu, la cinéaste multiplie les gros plans sur ce visage diaphane dont la pâleur évoque cette conscience immaculée dont il s’efforce de préserver la pureté. Cette transcendance s’établit progressivement à partir de plusieurs épreuves où l’être se confronte d’abord à sa responsabilité dans la mort d’autrui avant de dépasser sa propre peur de la finitude à travers un face-à-face avec la nature, admirablement mis en scène par un champ-contre-champ voilé par les feuillages. L’homme répond alors à la vacuité et à l’hostilité de l’univers qu’il a devant ses yeux par la moralité de ses actes, par le sens qu’il donne à son existence.

©Potemkine

Mais il ne s’agit pas seulement d’une puissante réflexion métaphysique : L’Ascension constitue également un film d’immersion captivant dans la réalité de la guerre et des expériences qu’elle occasionne. Avec sa caméra à l’épaule, Chepitko colle aux mouvements de ses personnages, glissant avec eux dans la neige épaisse et se heurtant également aux obstacles qui se dressent sur leur passage. Le fort sentiment de réalisme qui en découle provient également de la récurrence des gros plans qui révèlent les visages marqués par le froid et la faim. La réalisatrice parvient en outre à mêler cet ancrage dans le vécu d’un conflit armé à la recherche plastique, comme en témoignent ces paysages enneigés devenus une abstraction, une surface mentale où l’individu se confronte aux limites de sa conscience et au néant qui lui succède. Le travelling saisissant qui enregistre le départ des deux partisans transforme la forêt abandonnée en une myriade de points lumineux ; dernier aperçu de cette société humaine qu’ils se doivent de quitter pour affronter un monde sans repères et sans alliés. Une autre séquence, filmée en contre-plongée caméra à l’épaule, donne à voir le regard de Sotnikov qui se concentre sur les devantures gelées des bâtiments, sur les drapeaux nazis et sur les barbelés qui se dressent dans le ciel, dévoilant ainsi l’image d’un monde devenu une prison extérieure. Face à cette barbarie de l’homme, ne subsiste alors que la foi en ses valeurs les plus pures ; c’est cette espérance que lègue le martyr à l’enfant qui l’observe, ému aux larmes, dans un magnifique champ-contrechamp entre finitude de l’existence et prolongement de l’idéal.

En plus du film restauré dans un noir et blanc splendide, l’édition DVD de Potemkine Films propose également trois suppléments notables et instructifs : Le Chant du partisan, une analyse de l’oeuvre articulée en lien avec d’autres pièces maîtresses du cinéma soviétique de l’époque, A talk with Larissa, un documentaire de la télévision russe consacré à la cinéaste et Larissa, le joli court-métrage réalisé par Elem Klimov, son mari, en hommage à cette artiste décédée prématurément.

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