L’Ascension est toujours sur les écrans. Nous proposons ce texte en complément de l’article publié par Hugo Jordan en mai 2022 (en lecture ICI).

Il est des films qui, de par la violence des événements historiques auxquels ils renvoient et la façon directe dont les scènes sont filmées, étant donné la profondeur des sentiments humains qu’expriment les acteurs et la puissance des symboles qui sont convoqués, mettent le spectateur dans un fort état de tension et de malaise, lequel peut se prolonger longtemps après la projection. L’Ascension de Larissa Chepitko est assurément un de ceux-là.

L’action se déroule en Biélorussie durant la Seconde Guerre mondiale. L’armée soviétique et des « partisans » se battent contre les Allemands et les miliciens qui leur sont soumis.

Deux défenseurs du régime soviétique, Sotnikov et Rybak, quittent un groupe de combattants et de civils qui traversent des contrées enneigées, glaciales, et partent à la recherche de nourriture. Il leur faut survivre dans cette nature extrêmement hostile et face à l’ennemi. À un moment, Sotnikov reçoit une balle dans la jambe. Rybak, qui porte sur les épaules un mouton qu’il a tué de ses propres mains, promesse de nourriture pour ceux qui ont été laissés en arrière, lui vient en aide. Et c’est son camarade qu’il va quasiment porter sur ses épaules désormais. L’effort est immense, plusieurs fois la mort semble se lire sur le visage déchiré de Sotnikov.
Finalement, les deux hommes sont capturés par des miliciens et amenés dans un camp tenu par les Allemands. Ils sont interrogés et mis en cellule. Avec eux a été prise la femme qui les avait mis momentanément à l’abri, Demchikha. Demchikha est obligée d’abandonner ses enfants. Dans la geôle, se retrouveront aussi un staroste – un chef de village – soupçonné d’être en lien avec des partisans et une enfant juive prénommée Bassia.
Le propos de la réalisatrice est moins de mettre en scène des combats que de montrer différentes manières de se comporter face à la perspective de la mort, et la difficulté à tenir sur des positions morales, intellectuelles quand la souffrance est extrême. Il est une mise en question de l’héroïsme et du courage inflexible censé aller de soi chez l’homme ou la femme fortement attachés à des valeurs, à des biens. L’Ascension a une dimension propagandiste, il y a assurément en lui une valorisation patriotique de l’Union Soviétique, via la référence à l’Armée rouge que représente Sotnikov – il porte la faucille et le marteau sur son calot – et à son action, mais la rhétorique est subtile. Larissa Chepitko met même en place une étonnante et grinçante dialectique.

Le film est une adaptation d’un roman de l’écrivain et journaliste Vassyl Bykaw (1924-2003) intitulé Sotnikov et publié en 1970. Bykaw est un Biélorusse qui a combattu l’occupant nazi dans les rangs de l’Armée Rouge, sur de nombreux fronts. Il a écrit plusieurs romans sur la Seconde Guerre mondiale, avec des thématiques proches de celles qui sont abordées dans Sotnikov : notamment les dilemmes moraux qui se posent à certaines personnes, les choix difficiles à faire pour elles entre fidélité à leurs convictions et trahison de celles-ci, de leur patrie. Parmi ces écrits, Le Signe du malheur (1982 ; traduction française aux Éditions de la Librairie du Globe : 1989) qui évoque encore l’occupation de la Biélorussie par les Allemands et le dilemme auquel sont confrontés des habitants : résister ou collaborer.

Le Sotnikov du film, malgré sa toux et une fièvre qui l’affaiblissent – il n’est pas habillé assez chaudement -, malgré sa blessure, malgré l’effroyable torture qu’il subit au camp allemand, ne renonce pas, ne parle pas, ne trahit pas. Il souffre le martyre, mais est prêt au sacrifice – on pense au mouton évoqué plus haut et à celui qui est dépecé dans le camp allemand par deux tortionnaires. Chepitko fait de son personnage une figure qui transcende l’humanité. Au fur et à mesure que son aventure avance, que son calvaire augmente, Sotnikov prend une dimension christique. Certains plans de son visage, et la façon dont celui-ci est éclairé, dont il s’illumine, peuvent faire penser au cinéma de Bergman ou de Dreyer.
Pour pouvoir vivre, retrouver ses enfants, Bassia est prête à un moment à dénoncer celui qui a caché l’enfant juive dont les parents ont probablement été tués ou déportés. Elle implore ensuite, à genoux, ses bourreaux de la laisser en vie. Mais, à chaque fois, elle se ressaisit, aidée notamment en cela par le staroste… Un homme croyant, qui pourrait avoir eu des liens avec l’occupant nazi, mais qui, en priant, en acceptant d’être pendu, trouve une forme de rédemption. L’enfant ne dit rien, peut-être parce que lui est conférée la dignité de l’innocence, que les adultes ont globalement perdue.
Rybak, qui était venu vaillamment en aide à son camarade Sotnikov, qui l’avait encouragé à tenir bon, craque quand il est interrogé par l’enquêteur Portnov, un Biélorusse collaborant avec les Allemands (1), quand il voit la mort se profiler. Au long du film, on l’a vu imaginer qu’il fuyait l’ennemi, qu’il était abattu, et être terrorisé par cette idée. Rybak veut entrer dans la milice. Sa demande est exaucée, il ne sera pas pendu. Les bourreaux se font un plaisir de lui dire qu’il a participé à l’exécution de son camarade – on repense au(x) mouton(s). Dans la population qui assiste aux pendaisons, quelqu’un le traite de « Judas ». D’autres le regardent avec colère et réprobation.

Rybak est visiblement torturé, non pas physiquement comme il aurait pu l’être par les nazis, mais moralement, comme par lui-même. Il se sent plonger dans les ténèbres. Sa mauvaise conscience lui pèse au point qu’il tente de se suicider dans des latrines du camp allemand. Mais il n’y arrive pas, recommence, échoue encore… tout se passe pour lui de façon piteuse. Il a raté l’opportunité de partir dignement, il est condamné à souffrir, coincé entre le remords et la peur… peut-être pour l’éternité… Quand Rybak lui avait annoncé qu’il acceptait de passer dans le camp de l’ennemi, en ajoutant que c’était cependant et uniquement pour mieux berner celui-ci et ne pas mourir inutilement, Sotnikov l’avait mis en garde : « Une fois dans la merde, tu y resteras ».
S’évader du camp pourrait être une option pour Rybak, mais cela semble au-dessus de ses forces, inatteignable pour lui. Chepitko a déclaré à ce propos :  « Il [Rybak] a compris ce qui s’est passé, sa conscience éclate et cela témoigne de sa vie spirituelle : mais sa tragédie réside dans le fait qu’il comprend qu’il est impuissant à changer quoi que ce soit à ce qu’il a fait. C’est pour cela que, par la pensée, il se transporte là-bas, hors du camp allemand, mais il n’y a pas d’issue pour lui et c’est en cela que réside sa tragédie. Cette fin était importante pour nous [elle et son scénariste Youri Klepikov] parce qu’il fallait bien montrer l’évolution spirituelle de cet homme : il fallait qu’il se détruise, qu’il se piétine pour pouvoir découvrir, dans cet état d’anéantissement, sa propre conscience, la conscience de quelque chose de nouveau en lui, dans sa façon de penser. C’est cela qui se développe en tragédie en lui ». Elle ajoute : « (…) le héros [Sotnikov] a trouvé en lui-même un être humain à la hauteur duquel il doit maintenant s’élever, tandis que le traître [Rybak] a rencontré en soi-même un monstre qui lui fait horreur et lui enlève toute humanité. Et ce qu’il faut rappeler, c’est qu’en chacun de nous règnent l’un et l’autre personnage : toute notre vie est le mélange de ces deux essences, le Bien et le Mal, et nous voilà revenus à Dostoïevski » (2). Les deux protagonistes, Sotnikov et Rybak, pourraient donc constituer, pour la réalisatrice, les deux faces d’une même pièce. Le premier peut représenter le second en tant qu’il s’est élevé spirituellement et moralement. Quand les deux hommes s’affrontent, dans la cellule, filmés en plans serrés du visage, le spectateur peut penser assister à la représentation symbolique du conflit intrapersonnel d’un individu atrocement tourmenté.
Ce n’est pas un hasard si Rybak est présenté comme un homme connaissant la campagne où se déroule l’action, y ayant probablement vécu, ayant l’expérience du terrain, mais ayant du mal à maîtriser ce qu’il ressent et pense. Et Sotnikov comme quelqu’un qui n’est pas matériellement préparé à vivre dans le grand froid, qui est plutôt un homme de la ville, mais qui, ayant fait des études et exercé la profession d’enseignant, est capable de s’interroger sur ses actes, de faire un travail sur lui-même, de voir au-delà de la mort : « Maintenant je n’ai plus peur [de la mort], il faut s’habituer à l’idée… Est-ce que tout mourra en moi ? ». Dans son entretien, Chepitko parle justement de la question de l’« immortalité de l’âme » dont elle dit qu’elle s’est concrètement posé à elle, à un moment où sa vie était en danger suite, entre autres, à une grave fracture de la colonne vertébrale, et explique qu’à l’époque qui a précédé la réalisation de L’Ascension, elle travaillait sur un scénario consacré à l’auteur de Crime et châtiment.

Un des éléments les plus marquants de L’Ascension, mais qui ne semble pas vraiment avoir été relevé par la critique, est le regard. Le regard que porte un personnage sur un autre, le regard qui est quasiment dirigé par un personnage vers l’appareil de prises de vues, vers l’instance auctoriale, vers le spectateur. Les regards-caméra, ou apparentés, sont nombreux dans le film, ils reviennent régulièrement. Ils concernent des membres du groupe de combattants et de civils du début du film qui souffrent de la faim et du froid, mais aussi Bassia au moment où elle va être pendue.
Les personnages semblent ainsi témoigner de leur souffrance, de la tragédie qu’ils sont en train de vivre. À travers ce procédé métaleptique, il y a à la fois un appel à l’aide et l’affirmation d’une dignité. Nous pensons aussi aux plans de Rybak qui montre, sa peur, sa souffrance morale, de Sotnikov qui exprime à la fois sa douleur physique et son illumination intérieure – il devient alors comme une icône.
Nous pensons aussi à un échange de regards concernant Sotnikov, alors qu’il est sur l’échafaud, la corde au cou. Il regarde face-caméra un enfant du peuple assistant à son exécution. L’enfant, qui regarde aussi face-caméra, pleure. Les sourires se mélangent aux larmes. Il y a, à ce moment, transmission, encouragement mutuel. Sur le calot du témoin, se distingue d’ailleurs une étoile rouge.
Très tôt dans les films de Chepitko il y a des regards qui s’apparentent à des regards-caméra. Dans son premier long-métrage : Chaleur torride (1963) et dans son deuxième : Les Ailes (1966). Notamment à la fin des récits. Mais impossible de ne pas penser précisément à Requiem pour un massacre (Come And See, 1985) d’Elem Klimov (1933-2003). Il se trouve que le cinéaste était marié avec Larissa Chepitko. Il a d’ailleurs terminé ce qui sera le dernier film de celle-ci : Les Adieux à Matiora (1983), car elle meurt d’un accident de voiture pendant le tournage, à l’âge de 41 ans.
Le collaborateur Portnov est cruel, cynique, sa philosophie est matérialiste et nihiliste. Mais il est Biélorusse. Plusieurs fois, il est montré hésitant, comme impressionné par la détermination et la bravoure de Sotnikov. Il détourne le regard quand il pourrait regarder ; il parait perdu dans ses pensées, regardant devant lui, mais ses yeux perdus en fait dans le vide… Il semble que Chepitko ne l’autorise pas à regarder la caméra.

1) Nous n’avons pas lu le roman de Vassyl Bykaw dont une traduction française a été publiée en 1974, chez Albin Michel, mais nous avons appris que ce personnage de l’enquêteur n’existe pas à l’origine.

2) Propos recueillis par José Vieira Marques et Marcel Martin, publiés in Écran 78, 15 mars 1978, n° 67 (cf. pp.43/44). Marcel Martin reprend certains de ces propos dans son ouvrage Le Cinéma soviétique – de Krouchtchev à Gorbatchev (L’Âge d’homme, Lausanne, 1993).



 

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