Cinéaste inégal, Hideo Nakata ne tient pas les promesses de ses débuts, étirant au fil de ses films une mécanique de la peur éprouvée avant d’être éculée. Le mythe Sadako est devenu aussi populaire que celui de Freddy et, avec Ring comme film matrice, bon nombre de cinéastes emploient les archétypes de la J-horror jusqu’à les rendre exsangues : fantômes aux cheveux longs et noirs, apparitions dans l’ombre, visages qui font brusquement irruption devant le spectateur… Toute une tradition du « jump-scare » qui porte ses influences jusqu’aux Etats-Unis  (et pas de manière la plus heureuse) chez James Wan et ses élèves. Au point que les cinéastes japonais soient invités outre atlantique 0 venir répéter sempiternellement les mêmes figures. Après le phénomène Ring, on aurait pu imaginer Hideo Nakata se lancer dans une autre histoire de fantômes au suspense insoutenable.  Aussi remarquable qu’il soit, dépassé l’argument original de départ de la VHS maudite et du fantôme sortant du téléviseur, le déroulement de Ring suit les règles classiques du genre tout en s’inspirant des traditions populaires du fantastique japonais telles qu’on les trouve dans les nouvelles rapportées par Lafcadio Hearn, les œuvres de Nakagawa ou le Kwaidan de Kobayashi, les fantômes aux longs cheveux n’ayant pas fait leur apparition avec Ring. Si Dark Water est incontestablement le meilleur film de Nakata, c’est qu’il opère un traitement radicalement différent de la peur, non plus en tant que procédé de cinéma de genre mais comme écho de l’angoisse individuelle et de la détresse psychologique.

Adaptation d’une nouvelle de Koji Suzuki déjà auteur de Ring, Dark Water évoque le parcours de Yoshimi, mère fraîchement célibataire à la recherche d’un appartement pour vivre avec Ikuko, sa fille de six ans. Dès les premières séquences, Yoshimi trahit sa fragilité, toujours sur le fil de la panique, mais portée par cet immense amour pour Ikuko. Nakata capte cette complicité avec une infinie justesse et compose très subtilement le portrait d’une enfant aux aguets de la moindre réaction de sa mère, sur le qui vive, comme en osmose avec ses battements de cœur et par conséquent exposée elle aussi à la crainte et à la souffrance. Dark Water s’inscrit dans une réalité contemporaine aiguë où les préoccupations bassement matérielles annihilent toute possibilité d’apaisement, si banale qu’elle instaure le malaise : recherche d’un travail, nécessité de trouver un lieu de vie décent malgré les difficultés financières. Exceptés quelques vieilles dames devant la loge du vieux gardien (mais y habitent-t-elles ?), l’immeuble semble être figé dans le passé et n’accueillir comme seuls vivants que Yoshimi et Ikuko. On en vient à se demander si cet appartement du dessus qui fuit dans la chambre de Yoshimi est le seul à être inhabité dans l’immeuble, tant l’héroïne n’y rencontre jamais personne, passant d’escaliers vides en couloirs déserts… sauf lorsqu’elle y croise l’ombre inquiétante de Mitsuko.

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Film dépressif et « gris », Dark Water enferre ses personnages dans son immeuble délabré et installe d’emblée son climat anxiogène très rapidement par l’apparition de ce petit spectre qui jette instantanément son dévolu sur l’héroïne. La puissance dramatique repose sur cette idée d’un fantôme qui garde son essence enfantine, cet instinct de petite fille à la recherche d’une mère, comme une pureté, une innocence du Mal. Mitsuko, dont le corps ne fut jamais découvert, poursuit  après sa mort l’attente d’une présence maternelle absente. Ces enfants livrés à eux-mêmes errent dans la nuit après la sortie des classes parce que leurs parents les ont oubliés ou ont été empêchés par leur emploi du temps, malédiction de notre époque, signe d’une déshumanisation qui désintègre les rapports familiaux malgré toute la volonté de les construire. Le leitmotiv de la figure de l’abandon répété au fil des générations pénètre Dark Water à travers cette séquence récurrente des petites filles en détresse attendant désespérément en regardant la pluie tomber que leur maman vienne les chercher.

Dark Water installe la tragédie d’un monde contemporain où les adultes courent après le temps,  à la recherche d’un travail qui les fera subsister, quitte à sacrifier leur vie de famille. Jamais Nakata n’a été aussi proche du fantastique de Kiyoshi Kurosawa que dans cette oeuvre. De bout en bout, le cinéaste y fait le portrait de la solitude des grandes villes, peaufinant une atmosphère pluvieuses et grisâtre. La bande son y est particulièrement enveloppante et travaillée : son bruit de pluie, de fuites d’eau, de gouttes s’écoulant finissent par pénétrer le cerveau.  Dark Water partage avec Kaïro, réalisé un an avant, cette texture photographique débarrassée de ses couleurs, presque effacée, et cette trainée sur les murs, comme un appel vers l’au-delà. Chez Nakata émergent en contraste, comme autant d’indices symboliques, quelques couleurs primaires, à l’instar du rouge vif du sac de Mitsuko, l’objet qui réapparaît régulièrement sur le chemin de l’héroïne : elle le jette, cherche à s’en débarrasser, mais le retrouve toujours, comme un signal, une direction à prendre. Le fantôme s’en sert pour mettre le vivant sur la trace de la vérité et l’aspirer vers son propre monde. Ce petit sac se fait la métaphore de la persistance de l’enfance,  l’innocence sacrifiée qui se rappelle toujours à nous telle une faute à expier. L’adulte, quel qu’il soit, devra prendre la responsabilité de s’occuper de l’être qui fut abandonné même s’il s’agit de le suivre dans l’autre monde.

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Nakata a beau plonger Dark Water dans le vertige individuel, il n’en oublie pas pour autant les ingrédients de la peur, à l’image de cette séquence magistrale au tout début du film où une petite main saisit celle de Yoshimi dans l’ascenseur, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive, en regardant son poignet figé et vide, que ça n’était pas celle de sa fille. Cette peur par la suggestion et l’angoisse croissante, par les silhouettes qui s’échappent furtivement, le temps d’un regard, n’a rien perdu de son efficacité. L’influence de Nicholas Roeg est manifeste, le petit ciré jaune de Mitsuko faisant écho à cet autre enfant spectral tout en rouge errant dans Venise dans Ne vous retournez pas, figure terrifiante d’une enfance décimée ou le signe de reconnaissance revient à ce petit habit qui découpe la mystérieuse silhouette dans le vide et la nudité de l’espace. Le moindre élément aqueux ou suintant prend la forme d’une menace, l’humidité devenant un ennemi aussi dangereux et incarné que chez Lovecraft. Avec quasiment aucun effet spécial, Nakata parvient à susciter la frayeur par la simple présence d’une tache qui s’étend au plafond, d’un robinet qui goutte.

Avec cette angoisse qui échappe à la mécanique du cinéma de genre pour lui préférer l’abîme de la mélancolie, Dark Water poursuit sa fascination liquide, personnification d’une détresse qui noie lentement le film, l’image, le décor et les âmes. Seule l’ultime séquence, malgré le drame de l’absence qui finit par apporter une sensation d’apaisement et de lumière – même ouatée. Ici les fantômes sont tristes et cherchent à entraîner les vivants dans leur monde pour surmonter leur désespoir.

Dark Water transpire ce gouffre d’une irréparable séparation : celle d’une cellule familiale éclatée vers la monoparentalité ; celle qui prive les petites filles – de leur vivant ou dans l’au-delà – de présences réconfortantes et protectrices ;  celle qui éloigne les vivants et les morts.  Au-delà de sa force fantastique, Dark Water est un grand film sur la résilience et le deuil.  Et s’il existe bien un spectre infini qui envahit le film de Nakata, c’est bien celui du manque et de l’absence.

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Le blu-ray que propose Arrow a quelque chose de déconcertant, la définition étant parfois assez approximative, mais on peut supposer qu’elle est assez fidèle à la photo d’origine qui cultive aussi l’incertitude, le flou et le grain. Au niveau du son – très important pour Dark Water, c’est en revanche, très impressionnant. Pour ce qui est des suppléments, quelques intéressants interviews viennent compléter la galette.  Le réalisateur Hideo Nakata, l’écrivain Koji Suzuki et le directeur photo Junichiro Hayashi reviennent notamment sur leur carrière, la J-Horror et leur travail respectif sur Dark Water.  Sont également proposés un making of d’époque, des courts interviews promotionnels des actrices Hitomi Kuroki, Asami Mizukawa et du compositeur Shikao Sugaun.  Revoir Dark Water maintenant permet de constater qu’il reste un des plus bouleversants films de J-Horror introspectifs avec les Kiyoshi Kurosawa.

Dark Water (Japon, 2002) de Hideo Nakata, avec  Hitomo Kuroki, Rio Kanno, Mirei Oguchi

Combo DVD et Blu-Ray édité par les éditions Arrow. Commandable sur le site Arrow

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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