George A. Romero – «Incidents de Parcours (Monkey Shines)» (1988)

Trois ans après le troisième volet de sa saga zombiesque (Le Jour des Morts-Vivants, 1985), George A. Romero accepte de transposer le roman Monkey Shines de l’auteur Michael Stewart au cinéma pour le compte d’Orion. Le film narre l’histoire d’Allan, brillant étudiant en droit qu’un grave accident rend tétraplégique. Son ami Geoffrey, scientifique travaillant dans un laboratoire expérimental, lui offre Ella, un petit singe dressé, afin de l’aider dans son quotidien. Le jeune homme sort de sa dépression grâce à la guenon, mais très vite, cette dernière se montre jalouse et possessive… Habitué à un cinéma artisanal et indépendant, il s’agit là de la première commande de studio que le réalisateur accepte. Comme l’explique Julien Sévéon dans le très bon entretien Les Survivants de George Romero présent en bonus dans cette édition proposée par ESC, le cinéaste va se heurter aux projections test et autres phases de réécriture imposées par la major alors auréolée des succès de Terminator, Amadeus ou encore Platoon. Entre concessions (le happy-end imposé par les producteurs) et remontages, Incidents de Parcours est-il vraiment un film de Romero ?

MONKEY SHINES © 1988 Orion Pictures Corporation. ESC Editions 2018. Tous droits réservés

Dès son générique, le film plonge dans le quotidien d’une banlieue pavillonnaire américaine. Allan Mann (interprété par Jason Beghe), jeune homme issu d’un milieu aisé (là où le roman en faisait un prolétaire), est au lit avec sa petite amie. Dans sa chambre, d’innombrables livres de droit le présentent comme un homme éduqué et studieux. S’ensuit un montage de son entraînement physique intensif puis de son jogging durant lequel ses voisins le saluent chaleureusement. Véritable incarnation vivante du dicton « un esprit sain dans un corps sain », il est attentionné, éduqué, poli, sportif et populaire, pur produit du rêve américain, comme tout droit sorti d’un spot publicitaire. Lors de cette scène d’exposition, la photographie, assez fade, ramène, elle aussi, à une facture typiquement télévisuelle de la fin des années 80 (le directeur photo, James A. Contner, pourtant à l’œuvre sur Cruising de William Friedkin, deviendra, d’ailleurs, réalisateur de certains épisodes de séries phares des 90’s, de X-Files à Buffy Contre les Vampires). Tout dans le film tend à présenter la vie du héros comme générique, commun, y compris les noms des personnages, traités de manière littérale, le protagoniste s’appelant ainsi Mann, le médecin qui l’opère (présenté comme un « génie »), Wiseman… Sous ces apparences de sitcom trop lisse, quelque chose couve déjà, comme une violence latente sous la surface. Allan pousse ainsi son corps à bout, il s’épuise, nu, lors de longs exercices et court en s’attachant des poids aux chevilles comme une volonté presque masochiste, de booster ses capacités, d’être plus compétitif, dans une logique typiquement américaine de réussite. Système contradictoire où le corps est maltraité, torturé afin de paraître le plus en bonne santé possible. À l’image de Season of the Witch, qui craquelait le vernis du quotidien « rêvé » d’une femme au foyer esseulée, Incidents de Parcours, se joue, dès sa première séquence, des apparences de la société américaine.

MONKEY SHINES © 1988 Orion Pictures Corporation. ESC Editions 2018. Tous droits réservés

L’hypocrisie qui imprègne la vie d’Allan est perceptible dans cette scène où, désormais handicapé après son accident, il rentre chez lui et découvre qu’une petite fête est donnée en son honneur. En l’espace d’un regard et de quelques mots, la machine s’enraye, le quotidien du héros se disloque et les ambiguïtés de sa famille et de ses amis se révèlent, faisant voler en éclats l’image de la mère attentionnée, des amis dévoués, de la fiancée aimante. Peu à peu, l’atmosphère s’alourdit et dévoile la noirceur profonde du récit, la photographie de Contner s’assombrissant insidieusement, devenant plus contrastée, tourmentée. Mann est diminué physiquement (lors de son opération, les médecins profitent de l’anesthésie pour se moquer de lui), cloué sur un fauteuil, il se retrouve ainsi dépendant d’une infirmière acariâtre (interprétée par Christine Forrest, la propre femme du réalisateur) qui le ramène constamment à son statut d’infirme, entravant toute volonté d’autonomie. Son affaiblissement est aussi mental, sa mère l’infantilisant et profitant de son handicap pour retrouver, par nostalgie, l’enfant qu’il était (elle lui diffuse une vidéo de ses jeunes années), allant même jusqu’à violer son intimité en lui faisant prendre un bain comme « au bon vieux temps ». Tous les personnages ayant l’ascendant sur lui (le médecin, sa professeure à l’université) sont vues en contre-plongée, accentuant la sensation de soumission du protagoniste. La mise en scène de Romero, faussement classique, se fait parfois symboliste et s’appuie sur le montage pour représenter la violence à l’image et non pas d’une manière crue et frontale (malgré la présence du fidèle maquilleur Tom Savini, spécialiste des effets sanguinolents), le film n’est pas gore. Par exemple, les os brisés du jeune homme lors de l’accident sont représentés par une brique se cassant, ou un incendie meurtrier par des flammes envahissant l’écran. Le cinéaste s’autorise quelques plans en vue subjective mettant en avant la vision de celle qui personnifie le côté obscur d’Allan, sa rage intérieure : la jeune guenon Ella.

MONKEY SHINES © 1988 Orion Pictures Corporation. ESC Editions 2018. Tous droits réservés

Lors de ces séquences flirtant avec le fantastique, Allan et son singe fusionnent au travers d’une véritable communion (le sang faisant office de lien, de connexion), poussant la bête à effectuer les basses œuvres de son propriétaire, agissant par instinct lorsque ce dernier se retient, empêché par sa condition physique et sa morale. L’homme et l’animal ne faisant plus qu’un, l’un utilisant l’autre et, au final, réciproquement (plutôt cocasse étant donné les problèmes rencontrés lors du tournage à cause de singes assez peu obéissants). Pourtant, Ella est d’abord considérée comme soumise, caricature de femme au foyer dévouée, affairée aux tâches ménagères et servant son « conjoint ». Il se tisse même entre le héros et elle une sorte de romance lors de scènes évoquant ironiquement des poncifs de comédies sentimentales (« j’ai une fille à te présenter » lui annonce son ami, la séduction passant même par la danse que la guenon exécute pour charmer son « partenaire »…). Puis les rôles s’inversent, plus Mann est « déshumanisé », privé de son indépendance, plus le primate devient intelligent, pourvu d’une volonté propre, faisant montre dune jalousie et d’une possessivité exacerbées. Elle se retourne contre son maître, contre celui qui l’a utilisée, devenant une anomalie à éliminer. Figure centrale du cinéma de George Romero, l’anormal, le monstre, l’exclu (que ce soit l’adolescent s’imaginant vampire, la « desperate housewife » s’adonnant à la sorcellerie, ou, bien évidemment, le zombie, miroir déformant tendu à la face de l’humanité), se retrouve, ici, omniprésent. Cet Autre c’est également ce héros différent, handicapé, dont le réalisateur utilise l’infirmité à des fins de suspens (lors d’un dernier acte étouffant, huis clos domestique renvoyant aux premiers pas du maestro de l’horreur et à sa Nuit des Morts-Vivants), le filmant même frontalement dans une scène de sexe torride, fait assez rare dans l’histoire du cinéma. Geoffrey, scientifique mis au ban pour son travail sur les cellules cérébrales (et autre paria du film), permet au cinéaste de jouer avec les codes du personnage de savant fou, à l’image de cette expérience qui dégénère sur fond de nuit d’orage, renvoyant aux classiques d’Universal (Frankenstein de James Whale en tête). Le cerveau, dernier vestige d’humanité qui tient les zombies en vie dans la saga de Romero, fait ici office de révélateur pour le singe, les neurones que lui injecte le biologiste la rendant plus intelligente et donc, plus dangereuse. Tout au long du film, les animaux sont une menace pour Allan (un chien provoque son accident, la perruche de son infirmière l’importune pendant son sommeil…), faisant d’Ella l’ultime péril instinctif et sauvage. Conscient que ses propres pulsions ont trouvé une mortelle incarnation, il déclare ainsi :« c’est ça le diable, c’est l’instinct ». Le Mal n’étant finalement peut-être rien d’autre que cette part bestiale au fond de nous, celle que l’on essaye de taire ou, du moins, de cacher derrière le mirage de la civilisation ou sous les apparences trop propres d’une banlieue pavillonnaire…

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A propos de Jean-François DICKELI

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