Aaron Schimberg – « Chained for life » et « Go down death »

Anti-worlds mettent en relief, le travail très singulier du cinéaste Aaron Schimberg dans cette édition de Chained For Life (2018) qui propose également dans un deuxième blu-ray de découvrir également son premier long métrage Go Down Death (2013).

Chained for life s’ouvre sur une citation distanciée et ambiguë de la cinglante critique du New Yorker Pauline Kael, évoquant une représentation de la beauté au cinéma qui évade du réel et du vrai, trahissant ainsi toute la sophistication du milieu hollywoodien :

Les acteurs et les actrices sont d’habitude plus beaux que les gens ordinaires. Et pourquoi pas ?
Pourquoi devraient-ils être privés du plaisir de la beauté ? C’est un atout suprême pour l’acteur et les actrices d’être beaux; Cela leur donne une plus grande portée et de plus grandes possibilités d’expressivité. Plus ils sont beaux, plus ils peuvent jouer de rôles.
Les acteurs et actrices qui sont belles commencent avec un énorme avantage, car nous aimons les regarder.

La phrase de Pauline Kael pose les enjeux de Chained for life, tel un merveilleux sujet de dissertation de philosophie, exergue particulièrement appropriée à cette rencontre de Mabel, une actrice connue pour sa beauté et Rosenthal un acteur atteint de neurofibromatose (1).

© Anti-Worlds

Mabel et la bête…. Schimberg retourne aux sources du conte de Madame de Beaumont qui déjà évoquait les préjugés et l’obsession de l’apparence, la figme atteint d’une fente labio-palatine de naissance.

Si justement il évoque un duo d’incarnation de la beautéure du masque opposée à l’âme et la vraie beauté. Il est essentiel de savoir qu’Aaron Schimberg est lui-mê et de la monstruosité aux yeux du monde, son point de vue ne se porte pas sur la figure du freak, mais part de celle-ci, adoptant la perception de Rosenthal. Aaron Schimberg se sent freak et son cinéma est éminemment autobiographique. Adam Pearson dont l’apparition nous avait particulièrement marqué dans

Under The Skin, sert de porte-parole au cinéaste. A travers Rosenthal il s’interroge sur son propre rapport au monde, sur la manière dont sa singularité physique parcourt sa vie.

 Une fente labio-palatine, c’est en quelque sorte avoir un trou au milieu du visage. Je me suis retrouvé sur une table d’opération dès la naissance. J’ai subi environ 70 interventions chirurgicales. Ç’a d’emblée été ma réalité. Et ce qui a aussi toujours été ma réalité, c’est de voir qu’au cinéma, lorsqu’on intègre un personnage atteint d’une anomalie physique, c’est soit quelqu’un doté d’une sagesse incroyable, soit une victime impuissante à prendre en pitié… Mais le plus souvent, et de loin, c’est le méchant de l’histoire. Ce n’est jamais une figure juste… banale, et encore moins héroïque, à moins que le personnage fasse tellement pitié qu’il en devienne héroïque aux yeux du film. (2)

Sa malformation ne légitime pas son regard mais permet de mieux comprendre là où il se situe et de mieux saisir également pourquoi il échappe à tout voyeurisme et aux stéréotypes manichéens, qu’ils soient bienveillants ou malfaisants.

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C’est un vrai défi que d’évoquer la difformité sans spectaculaire en faisant table rase des critères de beauté pour les renvoyer à leurs origines. Curieux film, en réalité que Chained for life, où la rencontre s’apparente à un nouveau choc des cultures, où nous serions tentés de remettre entre guillemets « beauté » autant que « laideur » En effet, où se trouve le beau ? N’est-il pas temps de remettre en cause cet abominable concept de normalité ?

 Au cinéma, les corps sont parfaits. En n’entrant pas dans cette catégorie hégémonique, il a fallu que je trouve d’autres moyens d’identification avec des personnages qui ne me ressemblent pas.

Aaron Schimberg décuple les symptômes du culte de l’apparence et les espaces symboliques en installant son intrigue au sein du plus grand miroir d’imposture qui soit avec celui de la mode : le cinéma. Avec humour, il exhume les hypocrisies et les fausses bienveillances. Ainsi une journaliste interviewe l’actrice, lui demandant ses impressions sur le tournage du film, tournant autour de la question fatidique sans jamais oser la poser « qu’est-ce que ça vous fait de tourner avec des freaks ? ». Ou encore, quel instantané pitoyable que celui où deux techniciens, jouant l’amitié avec Rosenthal, se laissent prendre en photo souvenir avec lui … Le réalisateur européen tournant pour la première fois en anglais ne cesse de se mettre en scène dans ses déclarations, affirmant avoir lui-même été élevé dans un cirque, d’où son intérêt pour tourner avec des acteurs en majorité difformes.

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Aaron Schimberg évoque de manière très judicieuse – et un peu misanthrope – l’obscénité des égos démesurés des artistes, qui ne cessent d’usurper leur place, embourbés dans la posture, le faux altruisme. Le règne du faux. D’ailleurs, celui qui se vante tant d’avoir engagé des monstres offre en guise de cinéma atypique une banale histoire de savant fou et de vengeance de monstres. Il se croit plus malin que le genre avec son discours sur la différence mais son film ressemble à une série Z. Aussi méprisant qu’un meneur d’attraction foraine, lorsqu’il dirige Rosenthal, il l’infantilise, allant même jusqu’à proposer ensuite de le faire remplacer par un « vrai » acteur qu’on pourrait éventuellement retoucher en numérique.

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Chained for life est lui-même un peu trop bavard, souffrant du symptôme de ses intentions, et des écueils d’un certain cinéma indépendant un peu poseur. Les situations n’échappent pas à l’artifice et certains personnages apparaissent plus comme des emblèmes que véritablement incarnés. Emporté dans son discours sous-jacent Aaron Schimberg en devient didactique. Difficile pourtant de ne pas lui pardonner, tant il expérimente, livre une œuvre atypique inaboutie, un peu froide dans son refus d’émouvoir et sa peur du pathos, mais toujours extrêmement intrigante.

En digne héritier de Freaks de Tod Browning (3), ici, seuls les monstres sont vrais et ne font pas semblant… encore que le doute soit même parfois permis lorsque l’héroïne discutant avec son amie et s’interrogeant au milieu de l’assemblée émet la possibilité que certains soient des fakes (les sœurs siamoises ? L’hermaphrodite?) et tente de les deviner ! En fait, ce dont parle le mieux Chained for Life c’est du regard, et c’est avant tout du nôtre qu’il s’agit. Nous-mêmes socialement conditionnés devons modifier notre appréhension de cet autre, de celui qui n’est pas (comme) nous, passant d’une forme de malaise à une accoutumance. Aaron Schimberg ne cherche pas à approcher l’homme comme différent mais comme pluriel. Il ne s’agit plus justement d’accepter la différence mais qu’elle s’évanouisse. Chained for life rêve tout haut d’égalité et d’amour.

Comme son titre le proclame, la mort est au centre de Go Down Death. De fait, Aaron Schimberg l’aurait vue de près après une opération très importante et c’est d’un rêve fiévreux sous morphine à l’hôpital, qu’il aurait tiré son inspiration, d’où cette structure à la fois flottante et morcelée. L’état de passage, cette peur de la disparition et l’interrogation autour d’un au-delà hante ce premier long-métrage où les protagonistes paraissent en attente dans les limbes, comme les héros de Huis Clos de Sartre se retrouvant tous ensemble dans une même pièce à leur mort pour évoquer leurs actes et leur existence.

Dans un lieu confiné, une drôle de maisonnette perdue dans les bois, les reclus bavardent inlassablement, ressassent de vieux souvenirs et se racontent des histoires. Leur logorrhée verbale est sans fin, laissant peu de place au silence. Ce sont sans doute des artistes, dans leur accoutrement, et ils se mettent en scène régulièrement dans des moments théâtraux, souvent chantés, l’un prend la guitare, une autre se met à danser. Ils ressemblent à une troupe nomade contrainte de rester enfermée. Dehors la guerre fait rage. Des explosions viennent troubler constamment les discussions.

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L’idée d’une culture populaire en temps troublés parcourt l’œuvre de manière d’autant plus fascinante que Schimberg prétend adapter l’œuvre de Jonathan Mallory Sinus, folkloriste sorti de l’imagination du cinéaste et dont on aurait retrouvé les manuscrits … à Saragosse ?, rien ne pourrait étonner tant la forme disruptive, fragmentaire et imbriquée rappelle l’adaptation d’Has pour le livre de Potocki. Aussi, parmi les éléments fascinants de Go Down Death, ceux de tenir dans les mains des fragments précieux trouvés dans les décombres de l’après néant. Le texte, l’image reste après les hommes. Le cinéaste donne indéniablement le sentiment d’apocalypse, à la Bela Tarr dans un 16 mm noir et blanc granuleux, aux dominantes grises hanté par l’œuvre du cinéaste hongrois. Il alterne gros plans, plans séquences d’ensemble et visions en hauteur de maquettes qu’on croirait sorties d’un vieux film de kaijus.

Où veut en venir Schimberg ? Veut-t-il évoquer les dernières traces de l’humanité à l’heure de la fin des temps ? L’ultime beauté de la culture, de l’art et des chants tandis que tout disparaît ? Son propos reste assez nébuleux, et le jeu distancié des acteurs enchaînant les tirades pour se répondre l’un à l’autre nous laisse souvent de marbre, tandis qu’il enchaîne des scènes comme sur une estrade de théâtre, passant juste de pièce en pièce, de couple bavard en couple meurtri. Go Down Death ennuie souvent mais nous entraîne également vers des émotions insoupçonnées, des moments de douleurs somptueux.

© Anti-Worlds

Le cinéaste affectionne la perte des repères, notamment celle qui confond le réel et la scène de théâtre, la toile de cinéma et notre existence. Tout cela n’est qu’un film, semble dire le cinéaste, lorsque les personnages se retrouvent regardés par le public. De façon très lynchéenne le bruit du projecteur présage de cette dématérialisation du héros en acteur sur la toile. Et pourtant dans un moment déchirant, l’acteur projeté crie son désespoir au public qui rit à n’en plus finir, moment terrible de désespoir et de cauchemar. Le délire fiévreux efface le tangible, la certitude, perdant les sens dans le brouillard.

© Anti-Worlds

Le temps lui aussi n’a plus d’axe, comme le montre cet ultime saut – à la manière d’un vinyle qui craque – dans notre époque au sein d’une soirée entre amis, tout aussi bavards, des gens d’aujourd’hui autocentrés peu sympathiques. Si l’insaisissable et l’interrogation sont appréciables, si la permanence du mystère et de l’hermétisme fascinent, paradoxalement Go Down Death offre une approche du rêve peu onirique et trop conceptuelle, n’autorisant pas suffisamment de lâcher-prise pour aspirer pleinement. Trop conscient de soi-même, trop cérébral pour prétendre au songe, Go Down Death, reste malgré tout un objet surprenant car énigmatique et indéchiffrable.

Technique et suppléments

Les deux films sont présentés dans de très belles copies respectant parfaitement les subtilités de photographie, ce qui est encore plus flagrant pour le grain de l’image de Go down death. Concernant les suppléments, plusieurs acteurs s’expriment sur leur expérience sur le tournage du film et sur les thèmes qu’il traite  Jess Weixler dans A Different Kind of Intimacy (2020, 18 mins), Adam Pearson dans Good Things Happen to Good People (2020, 10 mins) ainsi que Sari Lennick dans We Are Family (2020, 17 mins). Un petit film Super 8 de 2 mn par l’archiviste John Klacsmann capte l’atmosphère du tournage. Late Spring/Regrets for Our Youth, (2009 5 mins) est quant à lui un journal filmé expérimental d’Aaron Schimberg. Concernant Go Down Death, It would be sad to see this end up in a dump (2013, 6 mins) constitue un témoignage du tournage du film par la productrice et monteuse Vanessa McDonnell. Pour les deux films sont présentes 9 scènes coupées ou rallongées, ainsi que les habituelles bandes annonces et galerie d’images.  Un livret de 36 pages vient compléter cette édition, avec notamment un texte sur de David Jenkins, un de Jeff Billington sur le film d’exploitation des années 1950 avec les jumelles de Freaks ainsi que des interventions de d’Alejandro Bachmann et Michelle Koch sur Go Down Death. 
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(1) une infection qui provoque le développement de tumeurs faciales assez proches de celles de John Merrick, le célèbre Elephant Man

(2) Citation extraite d’un interview donné au journal Le devoir 

(3) Le titre « Chained For Life » est d’ailleurs un hommage détourné à Browning, reprenant le titre du film que les siamoises de Freaks, Daisy et Violet Hilton tournèrent deux décennies plus tard.

 

Blu-Ray édité par Anti-worlds
Le film possède des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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