Rétrospective de quatre films de Stanley Kwan – « Partie 1 : Amours déchus (1986) »

La Fête Triste

Avant que ses actrices (Elaine Kam, Kam Choi, Irene Tsai Chin, bouleversantes) ne se mettent à chanter ou fumer, Kwan ouvre son second film par des chambres vides. Mais ce n’est pas là le décor où le drame va se dérouler ; c’est ce qu’il en reste après, une fois que tout le monde est parti : Amours Déchus est un film sur ce qui reste derrière, une fois que les hommes et les femmes ont épuisé leur vie.

Les deux premiers films de Stanley Kwan sont d’abord les preuves d’une maîtrise formelle immédiate – vraiment, en voilà un qui sort du crâne de la télévision tout armé : le choix des cadres, brillamment découpés, transmet tous les enjeux de dialogues cacophoniques, avec de nombreux personnages et dans les lieux les plus réduits ; c’est sophistiqué, tout en mouvement et toujours lisible ; ses acteurs, surtout, rendent les premières séquences d’Amours Déchus mieux qu’évidentes, conviviales : c’est vraiment la fête. S’il paraît manifeste que Taïpeï Story (1985) d’Edward Yang et Amours Déchus (1986) de Stanley Kwan sont de la même fratrie – ils partagent nombre de leurs thématiques et même l’une de leurs actrices, l’aîné est un cabochard soucieux tandis que la cadette revient à l’aube, pieds nus, et titube jusqu’au lit.

©Carlotta Films

Et si la fête finit par être triste – la gueule de bois sera un cataclysme – elle aura eu son heure. Avant de pleurer, les personnages chantent, boivent, jouent : les jeux d’enfants s’invitent aux soirées – et on en vient à se demander pourquoi personne n’en a fait un motif avant lui. Cette affirmation fera rire, et c’est tant mieux, mais rarement autant que dans Amours Déchus on a eu envie de jouer à trois-petits-chats ou pierre-feuille-ciseaux, de chanter ivre au karaoké, de parler en étouffant le monde entier dans sa fumée de cigarettes.

D’aucuns diront : « Cassavetes », et la première demi-heure d’Amours Déchus est par instants digne de Husbands (1970). Les deux hommes, s’ils diffèrent presque en tout, se rejoignent sur deux qualités : ils savent filmer les cuites, même en intérieur, et nous les faire habiter. C’est par le temps qu’ils y réussissent : au cinéma, la bonne fête, c’est avant tout celle qui n’en finit pas. La séquence d’anniversaire de Liu Yuk-Ping pourrait et même devrait durer deux minutes, Kwan la fait durer huit de plus – depuis les préparatifs à la cuisine jusqu’à l’ivresse et l’effondrement : quand tout le monde va se coucher, on fait partie de la bande. C’est aussi un talent de scénographie et de direction : filmer du mouvement dans une petite cuisine bondée, suivre quatre personnes en train de chanter, danser, tituber, se crier dessus, dans un appartement étriqué sans que l’on ait l’impression d’étouffer, sans sacrifier les enjeux, perdre son scénario ou pire, les expliciter… Un art de la fête, auquel le cinéma se risque souvent, art qui s’achève d’ordinaire par une avalanche de plans grisous, collés aux acteurs en longue focale, ce qui réussit l’exploit de réduire davantage l’espace.

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Chez Kwan, pas un plan qui soit inutile : s’il faut, il le fera d‘ailleurs durer par le plan-séquence – le spectateur habite si bien l’appartement des deux amies qu’il pourrait en tracer la topographie. Chez Kwan, le cadrage et la courte focale sont si bien pensés que la cuisine en question semble doubler de volume, et la direction artistique fait des appartements de petites gens de véritables labyrinthes plastiques. Si un réalisateur hong-kongais a réussi à cerner ce que, visuellement, ont signifié les années 80, cet hyper-modernisme qui se pressentait déjà désuet, c’est peut-être Stanley Kwan dans Amours Déchus : des vêtements aux sofas, tout est pastel, vert menthe ou malachite, la nuit disparaît sous les néons, les bleus sont de métal, ou bien trop clairs comme des ciels de Tiepolo.

La fête est courte, hélas : la mort de Chiu, chanteuse assassinée, amène les codes du polar en la personne de Chow Yun-Fat (interrogatoires, enquêtes), et c’est par ce biais que de nombreuses thématiques du film, encore engourdies, vont se révéler une à une. Mélange des genres, cruauté qui contaminent tout : on baise sur les lieux du crime, pulsion qui monte à la vue du sang ; le policier, horripilant, boit avec les endeuillés après les funérailles, leur récite le dernier enregistrement de la morte, confession à son amant ; on essaie de rire, et on se résout au néant… La catastrophe qui lance la seconde partie d’Amours Déchus liquide l’hédonisme qui aura présidé aux années 80. Le film traînera sa tristesse de karaoké vide à l’aube, Kwan glissant vers le drame de mœurs, vers l’autopsie même dudit hédonisme, pour en extraire son noyau, – nihiliste.

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Dans les trois premiers films du cycle, – et jusqu’à Red Rose White Rose (1994), Kwan s’inscrit dans la tradition de réalisateurs tels Sirk, Ozu et plus encore Naruse, Todd Haynes souvent, Kaurismäki parfois : ceux qui regardent les sentiments depuis le point de vue des femmes. Le constat y est le plus souvent désastreux : les hommes chez Kwan sont au mieux dysfonctionnels, volages et infantiles, mais bien plus lâches, inconséquents, violents, égoïstes, menteurs, paresseux. Tony Leung Chiu-Wai, dans Amours Déchus, est un noceur aux regards obliques portés vers toutes les femmes qui occupent le fond ou le premier plan du cadre. Symbole d’une fuite post-moderne, d’une liquéfaction de l’existence, c’est toujours la profondeur de champ qu’il veut habiter, la femme d’à-côté qu’il veut séduire. Chow Yun-Fat est infantile dans Women, cruel, agaçant et nihiliste dans Amours... ; dans Rouge (1987), Yuen est incapable de s’investir dans sa relation, et le Douzième Maître est un minable qui a échappé à la mort esthétique – la seule digne de Fleur, – pour traîner une existence d’opiomane figurant ; les trois amants et époux de Ruan Lingyu, dans Center Stage (1991), sont des lâches, tous ayant leur part de responsabilité dans la mort de l’actrice, et Kwan est d’une sévérité exemplaire à leur égard.

De l’autre côté, les femmes, tout aussi engluées dans le nihilisme ambiant – « Je suis vide intérieurement, et extérieurement c’est le néant » dit Billie, – demeurent pourtant gardiennes de quelques valeurs. L’amitié, d’abord : si Amours Déchus est si réjouissant dans sa première demi-heure, c’est avant tout grâce à la complicité de ses actrices ; les hommes de Kwan sont seuls, ne vivent que pour eux-mêmes ou pour se prouver face aux autres hommes – la seule trace d’amitié masculine dans Amours Déchus n’arrivera qu’à la toute fin, et de la manière la plus aigre et tragique. De même, elles sont aussi garantes de l’amour (Fleur dans Rouge), du courage (Ah Chor), du pardon (Ruan dans Center Stage), et de la lucidité (Billie). Qu’elles se suicident, qu’elles se cachent derrière des lunettes de soleil ou une attitude, les héroïnes de Kwan ne sont pas dupes, du moins pas longtemps, de la médiocrité masculine ; elles en rient entre elles et, quand elles n’en peuvent plus, disparaissent – sans que jamais Kwan ne les filme comme des victimes, et on l’en remercie.

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Second film impressionnant, Amours Déchus démontre l’aisance de son auteur à passer de la comédie de mœurs au policier, puis au drame. En cela, il est un bréviaire pour le premier film d’un autre auteur (et pas des moindres), Wong Kar-Wai1. Mais surtout, ce film révèle un cinéaste qui a le doigt sur le pouls de sa génération, devinant ce qui se joue derrière l’ivresse de la fête… Une fête qui commence à faire la gueule, dans un Hong-Kong menacé par une Rétrocession dorénavant fixée, – c’est aussi à cette aune qu’il faut comprendre le nihilisme et le vide qui dépriment toute sa seconde partie.

1 As Tears Go By (1988)

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A propos de Timothée FAUQUE

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