Sorti à une date malheureuse, le mercredi 11 mars, soit quatre jours avant la fermeture des salles de cinéma, Radioactive, la cinquième réalisation de Marjane Satrapi, bénéficie d’une dérogation exceptionnelle du CNC, assouplissant la chronologie des médias. Le voilà donc disponible de manière anticipée en VOD (une édition physique est prévue au mois d’août) pour une diffusion numérique qui fait office de séance de rattrapage tant le long-métrage fit les frais d’une situation inédite lors de sa très courte exploitation. Cinq ans après le sympathique The Voices, l’artiste franco-iranienne reconduit l’expérience du tournage en langue anglaise tout en renouant avec ses premières amours : la bande-dessinée. Elle s’attelle ici à l’adaptation du roman graphique biographique (pardon pour le caractère pompeux du terme) signé Lauren Redniss : Radioactive: Marie & Pierre Curie: A Tale of Love and Fallout (2010). Matériau d’origine atypique autour d’une figure qui aura captivé à plusieurs reprises le monde du cinéma, de Georges Franju, pour un court-métrage intitulé Monsieur et Madame Curie dans les années 50, aux Palmes de Monsieur Schultz (1997) avec Isabelle Huppert, sans oublier le récent Marie-Curie (2017). La physicienne prend ici les traits de Rosamund Pike dont la carrière semble judicieusement s’équilibrer entre exils hollywoodiens et productions européennes, comme en témoigne le doublé gagnant Hostiles / Otages à Entebbe en 2018. Marie Skłodowska est une physicienne passionnée, qui a du mal à imposer ses idées et découvertes au sein d’une société française de la fin du 19ème siècle dominée par les hommes. Avec Pierre Curie, un scientifique tout aussi chevronné qui deviendra son époux, ils mènent leurs recherches sur la radioactivité et finissent par découvrir deux nouveaux éléments : le radium et le polonium. Cette découverte majeure leur vaut le prix Nobel et une renommée internationale…

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Le titre du film, Radioactive, rappel à l’œuvre adaptée, renvoie à un phénomène physique plutôt qu’au patronyme de son héroïne. Détail tout sauf anodin, il faut voir dans ce choix un indice quant à des ambitions autres que celles d’un biopic classique et/ou consensuel. Intuition rapidement confortée par les premières minutes au cours desquelles on découvre une Rosamund Pike (bien) vieillie, où l’on constate à la fois une attention aux détails (une machine à écrire, des feuilles…) et une envie de narration par la forme. Débuter une biographie filmée par sa fin constitue objectivement une convention (The Doors ou La Môme, par exemple, y ont eu recours), seulement se distingue déjà une recherche de chaos, où les images s’entremêlent, se répondent. Peu de dialogues et des aspirations graphiques palpables, telle cette flaque d’eau enjambée par une héroïne alors encore adolescente, ou cet escalier en contre-plongée aux relents « argentesque ». Se ressent une agréable volonté de jouer avec les codes du genre sans jamais les fuir totalement, Marjane Satrapi préférant les détourner par sa mise en scène. Sensation vite amplifiée par une superbe séquence, premier morceau de bravoure, la rencontre « officielle » entre Marie Skłodowska et Pierre Curie, sur fond de performance scénique de Loïe Fuller (célèbre danseuse à laquelle fut consacrée un film en 2016, grandement sauvé par la photographie de Benoît Debie). Des couleurs « flashys » (rose, violet, bleu…) s’invitent dans la reconstitution et teintent d’étrangeté une discussion précédée d’une compilation des premiers échecs professionnels de la scientifique. La ballet devient un liant entre les plans, des dialogues relativement « techniques » s’opposent à de séduisantes visions oniriques. Un vert hérité du radium se fait de plus en plus présent à l’écran, s’imposant progressivement comme la tonalité dominante, en contraste avec l’esthétique attendue du film en costumes. Les coloris semblent toutes droits sorties du cinéma fantastique, registre avec lequel la cinéaste flirte à plusieurs reprises (à l’instar des nuits brumeuses aux relents gothiques). Étrange impression d’images chimiques, cela en dépit de l’utilisation de caméras numériques. Le montage général, à la fois vif et pertinent dans ses transitions, se calque sur l’énergie de sa comédienne, notamment ses intonations cassantes, sa diction acérée. Femme insoumise, désireuse d’autonomie, d’indépendance, soucieuse de ne rien devoir à personne, elle refuse d’exister dans l’ombre de son futur mari. Pendant un moment, la réalisatrice paraît s’intéresser davantage à la féministe d’avant-garde qu’aux avancées scientifiques qu’on lui doit, cette illusion ne dure qu’un temps.

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Ce traitement d’un sujet par la seule force de la mise en scène, éloigne le film de tout académisme formel. Un travers dans lequel il est aisé de tomber, rappelons-nous que même le grand David Cronenberg y succomba lors de son A Dangerous Method centré sur la rivalité entre Jung et Freud. Le parcours de Marie Curie, son combat, son travail, incitent Marjane Satrapi à abolir les frontières entre petite et grande Histoire, entre infiniment petit et infiniment grand (à l’instar de ces effets de microscope au sein du cadre), jusqu’à se jouer de toute notion de chronologie linéaire. Avec la même audace que son héroïne, elle déstructure la temporalité afin de créer une ampleur narrative et un souffle parfois bluffants. Ces allers-retours entre présent et passé semblent chaotiques de prime abord, avant de faire peu à peu sens. De digressions détachées du récit, les divers flash forwards, navigant dans l’espace (le Nevada, Hiroshima, Tchernobyl) et le temps (situés en 1957, 1945, 1986), deviennent au fur et à mesure une matière cinématographique totale. Le montage constitue l’outil privilégié de la cinéaste pour lier d’un même mouvement les découvertes de Curie à certaines de leurs répercutions. Lors d’une magnifique séquence finale, les différentes parties du puzzle s’emboîtent au rythme de la (très belle) partition des frères Galerpine (Faute d’Amour et Grâce à Dieu c’était déjà eux). Elles aboutissent à un tableau illustrant sans le dire, l’importance et l’influence de la physicienne sur le XXème siècle. La présence d’Albert Enstein lors de l’épilogue rejoint cette conception de pionnière, à l’origine d’une découverte aussi miraculeuse que destructrice. Loin du simple gadget, cette déconstruction rejoue visuellement le bouleversement que fut la mise à jour du radium vis à vis de la croyance en une matière (et donc un temps) immuable. Dans le même ordre d’idée, le féminisme du film ne tient finalement pas tant aux obstacles patriarcaux que la scientifique rencontre et combat tout au long de sa vie, qu’à la pérennité de ses travaux. Leurs conséquences sur les conceptions humaines, leurs apports à la technologie, la médecine et l’armement, sont autant de motifs poétiquement transcrits à l’écran.

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En contrepartie, cette approche passionnante et ce point de vue fort n’empêchent pas le récit d’être occasionnellement rattrapé par sa nature intrinsèque plus classique. En témoigne, par exemple, la présence d’anecdotes disséminées comme des parenthèses narratives, censées servir de clés de voûte. Certaines trouvent néanmoins une portée ironique pertinente (Marie et Pierre Curie, scientifiques vedettes en proie à un phénomène de merchandising à leur insu) ou bénéficient d’un discret détournement (la peur de l’hôpital, représentée moins en tant que trauma que paradoxe). Surtout, le film se révèle nettement plus convenu sur son versant sentimental, théoriquement intéressant, mais en difficulté au moment de s’incarner physiquement. Le couple manque quelque peu d’alchimie et la fadeur relative de Sam Riley (acteur régulièrement décevant depuis sa révélation chez Anton Corbijn en 2007 avec Control) dans le rôle de Pierre Curie ne constitue pas la seule explication. À vouloir (à juste titre), (re)placer l’héroïne constamment au centre du cadre, de l’action et en définitive des mémoires, son partenaire se retrouve effacé, alors ce que le film gagne en sous-texte, il le perd en émotion (« There is no we » lui dit-elle de manière cinglante). Cependant il serait malvenu de chipoter davantage autour d’une œuvre ambitieuse, beaucoup plus stimulante dans ses partis-pris et leurs expressions cinématographiques, que quelques menus bémols çà et là. Radioactive affirme une cinéaste singulière, en recherche constante de nouveaux défis, terrains de jeux. Rattrapage chaudement recommandé.

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