L’Etrange Festival a célébré son 30e anniversaire en proposant un voyage temporel : formel, évidemment, jalonnant sa programmation de sursauts dans le temps et cohabitations entre époques artistiques distinctes, mais aussi intime et narratif, grâce à certains chemins empruntés dont les temporalités s’expriment par des biais poétiques et esthétiques affranchis de toute linéarité. Parmi ces étranges sentiers, Timestalker de l’actrice et cinéaste anglaise Alice Lowe ; Escape from the 21st Century du réalisateur chinois Yang Li ; et Sanatorium under the Sign of the Hourglass des frères Timothy et Stephen Quay.
Avec Timestalker (programmation Mondovision), Alice Lowe compose un récit déjanté, à l’humour grisant et ubuesque, porté par une savoureuse autodérision autour du motif intemporel du voyage temporel : Agnès —interprétée par la réalisatrice même— ne cesse d’être catapultée d’époque en époque, par des aller-retours entre le XVIIe siècle et les années 80, et de tomber amoureuse du même homme. Seulement, le destin semble être condamné à un terrible leitmotiv, empêchant leur union dans un comique à la fois répétitif et sanglant. La réalisatrice manie le jeu sur les temporalités disjointes et communicantes en les faisant s’entremêler à la manière d’un conte de fées, là où la théorie philosophique et conceptuelle autour du temps n’a pas lieu d’être. Timestalker s’empare d’une liberté narrative et esthétique absolue pour tisser sa singularité et son humour, dans un rythme fulgurant et une dynamique arborescente, où les décors d’époque abritant leurs personnages servent une satire humaine empreinte de finesse et de drôlerie.
Alice Lowe déploie une palette de comiques, où la répétition se joue à la fois dans le refrain de la malédiction du prédestiné amoureux et dans son caractère cyclique au gré du temps : Au XVIIe, Agnès se prend malencontreusement les pieds dans l’estrade du dispositif de torture auquel son promis est condamné, et, dans sa chute, trébuche sur une hache dont la lame, hélas, vient lui trancher la gorge dans un bruit sec et un jet sanglant, sous les moqueries hargneuses du public —deux femmes soupirent d’ailleurs « Quelle niaise, celle-là ! ». Un siècle plus tard, la jeune femme baigne et se lamente dans son oisiveté dorée, vêtue de robes et perruques opulentes, confiant à sa servante —a priori trop simple d’esprit pour comprendre les considérations profondément tourmentées d’Agnès — que malgré ses illimitées possessions, il semble manquer quelque chose à son existence. Une pensée méditative qui se transforme dans les années 1980 en un supposé délire paranoïaque érotomane, car l’intemporel prédestiné amoureux de la protagoniste se trouve à cette époque être une rockstar au sommet de sa gloire. Alice Lowe joue sur les stéréotypes et les topoi romantiques — impression de déjà vu-connu ; destin ; idée d’un-e élu-e qui bouleversait la vie de l’autre — pour les intégrer au sein d’une caricature sociale multitemporelle. À ce titre, le motif du promis s’illustre sans cesse dans le décor d’une cassure entre milieux et statuts sociaux opposés, comme la bourgeoisie du XVIIIe siècle et le banditisme, ou encore l’anonymat et la célébrité ; comme pour défaire le romantisme de son illusion. Au XXe siècle, le topos amoureux se transforme, vu sous le prisme des nouvelles tendances psychanalytiques, en un simple fantasme érotomane dont la réalité n’a d’existence que dans le cerveau d’Agnès. Timestalker représente le voyage à travers les époques lié à la thématique de l’âme sœur comme un prétexte à une comédie des mœurs fantaisiste, jonglant alors avec les perceptions du réel et leur signification relative à l’Histoire, dans un art du récit dont la force immersive provient sans doute de sa capacité à déployer ces sauts et sursauts dans le temps avec une simplicité à la fois rare et intelligente.
L’amour agit aussi initialement en moteur du ping-pong entre 1999 et 2019 pour les personnages d’Escape from the 21st Century, sur le même principe de téléportation dans le temps. Trois adolescents du XXe siècle, en contact avec des produits chimiques fluorescents, se retrouvent détenteurs du pouvoir de faire un saut de vingt ans plus tard, en leurs « eux » futurs trentenaires, sur une sorte de planète de remplacement de la Terre. Il est plutôt question de retrouver leur amour de lycée dans un avenir aux contours incertains, puis éventuellement de sauver le monde d’une entreprise despotique, parmi de nombreux couacs d’écriture. Et comme c’est souvent le cas, le changement du passé aura une incidence flagrante sur les années qui suivront… pour le meilleur ou pour le pire. Sauf que si sur le papier, le projet met l’eau à la bouche pour son côté un peu punk et irrévérencieux, il passe complètement à côté de son potentiel cinématographique, par un traitement hystérique de gros produit industriel écœurant qui reste sur l’estomac et exaspère plus vite que son ombre.
Difficile de comprendre, d’ailleurs, qu’un si mauvais film ait pu avoir sa place en Compétition internationale… Ce n’est pas faute d’avoir compris le procédé, rabâché ad nauseam pour que tous les spectateurs soient bien raccord : un point de vue de jeunes lycéens (même dans leur corps de 38 ans), et évidemment l’injonction du cool qui s’y adjoint, pour faire à la manière des blockbusters hollywoodiens décomplexés – sagas Deadpool et Les Gardiens de la Galaxie en tête –, mais assez lourdingue à la longue. Escape from the 21st Century doit se supporter comme une succession de mini-clips tape-à-l’œil, peuplés de personnages stupides, dans un scénario qui l’est tout autant. Aucun dialogue ne dure plus de trente secondes, aucun plan n’en dure plus de deux. Le cinéma d’exploitation chinois rencontre donc la génération du Reel Instagram : tout doit aller vite, procurer un plaisir immédiat – et encore, où est-il ici ? –, se consommer sans attendre, rester en surface. Pour plaire ? C’est prendre le public pour des idiots. Les effets visuels et la post-production, au service d’une esthétique criarde, tentent de remplacer une narration ou même un regard subjectif de réalisateur. Sur le fond, on pourrait peut-être se réjouir que des protagonistes un peu zélés et rebelles prennent le devant de la scène dans une industrie encore orientée par la propagande de la République populaire de Chine, mais les avoir dépeints aussi immatures les sert-il réellement pour leur crédibilité ? Les va-et-vient temporels ne seraient pas aussi usants sans les effets de style très fiers d’eux qui émaillent le long-métrage, ou sans une telle volonté de celui-ci de se prendre pour ce qu’il n’est pas. En l’état, il ne s’agit d’une proposition ni subversive, ni divertissante, ni innovante, mais d’un véritable tunnel, insupportable pour les yeux et l’esprit.
Dans Sanatorium under the Sign of the Hourglass (en ouverture de la Compétition internationale) , qui a mis près de 19 ans à se finaliser, c’est la non-temporalité qui l’emporte. Le dernier cru des frères Quay, conte d’animation expérimental, invite à éprouver les mystères de la lenteur, par le biais de l’artisanat, du ralentissement du récit, du travail perpétuel sur la lumière. Le temps évoqué se réfère aux digressions introspectives ou à l’exploration de l’image dans ce qu’elle a de plus puissant. Le point de départ est pourtant simple : un homme et se rend dans un sanatorium, où son père vient de pousser son dernier souffle. Le casse-tête de cheminement dans l’hôpital se double d’une réflexion sur l’identité, sur la transmission, sur les chemins de traverse de la mémoire. Qui se frotte à cette proposition singulière risque parfois de s’y piquer car le mur d’expérimentations formelles n’est pas exempt d‘opacité. Mais derrière le voile trouble de Sanatorium under the Sign of the Hourglass, peuplé d’images récurrentes qui s’entrechoquent et se cognent, de jeux d’échos entre les regards, de voix sourdes et d’identités vaporeuses, le sablier se brise et nous emporte parmi ses fragments, à condition d’accepter de se laisser porter par l’imaginaire a priori hermétique des frères Quay, sans devancer les interrogations que leur film propose. Le voyage temporel fait coexister des réalités plurielles, comme dans un rêve cousu à la main, où la composition des images calque le mécanisme onirique du traitement du réel. Une expérience sensorielle et métaphysique, à la fois grave et silencieuse, qui infuse lentement et immerge profondément.
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